jeudi 11 décembre 2014

Chri - J'ai dix ans

Le jour où mon grand-père...

J'ai dix ans, et je viens de vivre une sacrée journée.
Pourquoi ? Mais nom de Dieu quelle saleté de mouche l’a piqué ce jour là ?  D’où lui est venue cette foutue idée ? Par où a-t-elle débarqué dans sa cervelle ? Pourquoi a-t-il fait ça ? Qu’est-ce qui lui a pris ?
La journée avait plutôt bien commencé.
C’était en été. C’était un jour de vacances, un jour tranquille sans obligations ni contrainte autre que celle de le vivre. Dans l’air de la campagne, venues des serres fleuries flottaient des odeurs chaudes, humides et fortes. Nous, mes parents et moi, nous campions là-haut, comme tous les ans, sous les pins, près du poulailler et du grand garage, juste après les deux bassins, le grand pour l’arrosage et le petit pour les engrais. En vrai, quand on arrivait, on montait la tente sous la pinède, on installait le campement et, ensuite on venait juste y dormir. Le reste de la journée on le passait ou dans la campagne ou au cabanon. Bien que la mer ne soit pas très loin, on y allait assez peu, une ou deux fois la semaine, souvent le dimanche, rarement plus. Ici, la mer c’était plutôt pour les poissons, les pêcheurs et... les anglais. Pour se tremper, il y avait le grand bassin rond tout en hauteur à peu près cinq six mètres et son immense et glissante échelle de métal. C’était notre piscine à débordement… Et tout au long du jour, il y avait aussi les lances qui arrosaient les bancs de fleurs ou de tomates dans les moiteurs des serres aux châssis blanchis à la chaux.

Les enfants, on jouait partout, on avait des cabanes dans tous les recoins de la campagne et on allait de l’une à l’autre en fonction des heures, des jeux et des envies. Dans le campement Apaches si on était les indiens, dans le fort retranché des tuniques bleues si on était des soldats, au saloon près du poulailler, si on était cow-boy. Dommage qu’on ne soit pas devenu riches on n’aurait pas été dépaysés d’avoir plusieurs maisons. De pouvoir aller dans l’une ou l’autre quand cela nous chanterait. On aurait su faire. Avec Jean, le fils des voisins, on passait nos journées à voyager dans  la campagne en brouette, sans adulte sur le dos, dans cet immense terrain de jeux.
Deux endroits, cependant nous étaient absolument interdits : l’échelle en métal du Grand bassin et les rigoles d'entre les serres. Larges comme une épaule d'homme, elles étaient à la jonction de deux serres, donc tout du long et en pente puisque le terrain l'était. Une chute d’un côté ou de l’autre et on passait au travers des vitres des châssis. Autant on ne risquait pas de nous retrouver au sommet de la grande échelle à cause de la peur, autant les rigoles entre deux serres étaient tentantes. Malgré le danger et la crainte de l’engueulade, on ne s’en privait pas. On y faisait rouler sur des centaines de mètres tout ce qui roulait. Balles, billes, voitures, melons, oranges, pêches... Et puis au bout d’un moment, ils allaient voir ailleurs.
Ce qu’on aimait bien, aussi, c’était les arrivées des commerçants ambulants qui nous servaient de calendrier. Ainsi, on savait qu’on était mercredi avec la montée klaxonnante du chemin des Ames du Purgatoire de l’Aronde commerciale du droguiste. Il se garait en face du cabanon et il avait à peine stoppé le moteur de son engin fumant qu’une odeur de lessive débarquait et enveloppait la colline. Quand nous étions là, toutes les semaines, ma grand-mère lui en achetait deux paquets. Besoin ou pas. Elle devait les stocker et ne plus en prendre à partir de Septembre. Ensuite, les paquets sous le bras, on allait mettre un journal sur la table et elle  renversait la lessive sur le journal jusqu’à ce qu’on trouve le cadeau avec lequel je filais. Pendant ce temps là, elle devait s’en voir pour remettre la poudre blanche dans les paquets…

Et puis, il y avait la piscine bleue des polonais. 
On n’avait pas le droit d’y aller seuls, il fallait être accompagné. Ils devaient avoir les trouilles qu’on tombe à la flotte...
Les polonais au nom de vodka, c’était les voisins de la campagne du dessous. Les choses sont parfois bien rangées, on les appelait les polonais parce qu’ils venaient de Pologne. Ils avaient atterri dans le coin après la guerre et s’étaient installés comme horticulteurs, mais ils avaient abordé le travail sur les fleurs d’une manière un peu décalée. Ils ne le faisaient pas comme les paysans d’ici. On disait d’eux qu’ils s’y étaient mis à la polonaise sans trop savoir ce que ça voulait dire. Ils étaient originaux, voilà tout. Pas d'ici, quoi. Ainsi, sur le devant de leur maison, une villa ancienne, ils avaient fait  construire une piscine avec ses faïences bleues Floride. On aurait pu se croire en Amérique, sauf que cette piscine leur servait surtout de bassin pour les fleurs et donc qu’elle se vidait tous les après midi quand ils arrosaient leurs serres d’œillets et de roses et elle se remplissait la nuit. Ils avaient joint l’utile à l’agréable. C’était ça être original. Ici, on ne s’occupait que de l’utile. L'agréable c'était pour les parisiens. Le niveau de l’eau montait et descendait sans cesse. Une fois vide, le lendemain pleine. Une fois pédiluve, une fois piscine. Les voisins étaient partageurs, quand elle était pleine, ils faisaient piscine ouverte. Il faut dire que dans le quartier il n'y en avait guère. Des bassins, oui mais des piscines... En ce temps là, les choses étaient simples : il suffisait de traverser la rangée des vieux oliviers entre les deux propriétés, il n’y avait pas de clôture, de faire savoir qu’on arrivait quand on arrivait  et de se mettre à l’eau.

Ce jour là, on y était allés dans la matinée, les polonais n’arroseraient que l’après-midi. Toute une troupe avait débarqué, il y avait les parents et les autres grands parents qui passaient quelques jours avec nous. Très vite, un a plongé, l’autre la trouvait un peu fraîche, elle n’avait pas le temps de se réchauffer puisqu’ils ne l’avaient mise à remplir que depuis le lever du jour. Je l’avais goûtée avec ma main grâce à l’échelle et je la trouvais froide, aussi. Et puis mon grand-père sur le bord qui hésitait. Il était debout, sur la margelle. Un moment, je passe juste à côté de lui. Là, je ne sais pas ce qu’il lui prend. Sans prévenir, il m’attrape par un bras et une cheville et me fait tourner dans l’air chaud de ce matin d’été, espiègle. Il me fait faire deux trois tours à belle vitesse et puis, quand mon corps passe au-dessus du bleu, il lâche le tout et  évidemment, comme une brique perdue, je tombe à la flotte.
Très drôle. Du reste tous les adultes dans le bleu ont déployé leurs gorges. Sauf que... Sauf que je ne sais pas encore nager. J’ai dû avaler une ou deux bassines et j’étais déjà au fond quand on m’a récupéré par un bras…
Pourquoi ne s’est-il pas arrêté juste avant de me lâcher ? A-t-il pensé que je savais voler ? Où est-il allé chercher cette blague désopilante ? Quel sentiment étrange l’a guidé  pour faire un truc pareil?  Quel mauvais génie lui a parlé à l’oreille ? 

Pourquoi, ce jour là, mon grand-père m’a-t-il balancé à la flotte ?

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