On trinquait aux heures d’inconscience, à l’irrationnel ordinaire, à la précarité éternelle, au vieux choufe, au plus jeune mousse du compartiment, au prénom de la serveuse, aux vingt ans de l’un, au grade de quartier-maître de l’autre, à la bière fraîche, à la future permission, au prochain voyage, au Surcouf et à ses mécanos de la chaufferie avant disparus en mer. La nuit était bleue, elle était blanche, elle était rouge…

Bien sûr, avec d’autres bordées en maraude joyeuse, on avait nos algarades, nos empoignades, nos travers en lames de fond, mais on s’arrangeait toujours avec des tournées de passion, des rires communicatifs, nos écussons de spécialité rassembleuse et des copains de la même région.

Dans les ténèbres de la rue du Canon, à même le goulot, on buvait des coups de vinasse avec les clochards affalés sur leurs immondes cartons. Nous étions des extraterrestres, ils étaient les autochtones bienveillants, monnayant la circulation des noctambules avec leurs harangues insatiables d’assoiffés. Dans le noir, j’ai encore le souvenir de leurs yeux exorbités, tellement hallucinés, quand ils claironnaient à leur bouteille brûlante des charges héroïques. A la lumière falote des réverbères, on mettait dans leurs mains tremblantes quelques pièces d’or de vingt centimes et nous étions les princes de la nuit.

Alignés comme à la parade, le long du quai Stalingrad, on pissait de concert en éclaboussant les étoiles se baignant dans le port. On se bousculait aussi et il n’était pas rare qu’on se retrouve à l’eau, moitié en riant, moitié en se noyant mais toujours volontaires à la déconnade sidérale. En courant, on bouffait nos vingt ans. On tapait des clopes aux prostituées ; pendant leur bout de trottoir, on leur prenait le bras, on se grisait de leurs parfums capiteux, on se renseignait sur leurs doléances d’ouvrières nocturnes ; elles s’amusaient de notre enfance en caressant nos joues encore imberbes. On s’enivrait jusqu’à la fermeture des bars puis on allait brailler notre soif au Café de la Gare et, enfin, on s’amarrait, naufragés, aux premiers estaminets éclairés de la poissonnerie.

Aux remugles insistants du petit jour, Toulon sentait la garrigue, le caniveau, le rance, le croissant et le journal du matin. On s’échouait à une terrasse de bar fraîchement ouverte. Au fond des poches, il nous restait toujours quelques pièces qu’on mettait en commun pour boire un café. Au bout de leurs néons fatigués, les devantures clignotaient encore. Elles réfléchissaient sur la mer leurs pâles attractions en se diluant aux brillances envoûtantes du début de l’aurore. Sur la darse, des chimères lointaines tout enveloppées d’une aura vaporeuse, semblaient se moquer de nos haut-le-cœur. Comme des meneuses de revue, impudiques, elles se déhanchaient lascivement en ouvrant leur voile devant nos regards malades. L’ivresse festive s’évaporait lentement. Finis les flonflons, la dérive mirobolante, l’impétueuse Liberté. D’avoir tant juré après

Dieu, nous étions aux portes de la crise de foie… Aux teufs-teufs réguliers des premiers pointus, encouragés par des mouettes assidues, des pêcheurs s’éloignaient dans le clapot de la mer bleue saphir. Dans l’arsenal, des bateaux de guerre en partance s’essayaient pendant leurs sirènes et leurs sifflets.

Et puis, inéluctablement, il était sept heures à l’horloge de la Porte Principale. On courait presque pour attraper le bus accapareur, celui qui nous ramenait fatalement jusqu’à notre escorteur. Dans les fenêtres de la navette, le mont Faron s’éclairait du premier soleil. De leurs vitres éblouies, des immeubles haut perchés étincelaient de lumière ; les clameurs de la ville se réveillaient derrière nous. J’avais des frissons de Grandiose. J’avais encore dans les yeux les falbalas de la nuit, ses guirlandes bariolées, ses pavés humides martelés à notre cadence effrénée et ses effervescences extraordinaires…