Pâques
à Saint Arnoult
Sitôt les beaux jours
arrivés, nos psychiatres nous plantent là pour deux semaines,
prétextant d'un air gêné des raisons confuses : baisse
d'effectif, prise de congés, expérimentation de nouvelles formules
thérapeutiques toujours en cours de rodage… Mais moi je connais la
vraie raison : les beaux jours revenus, ils n'ont plus rien à
faire de nos souffrances, préférant vaquer à leurs chasses aux
œufs de Pâques, à leurs petits-enfants (ils ne sont plus tout
jeunes) et leurs bulbeuses de printemps. Ils finiront par me rendre
fou.
Ô ces dimanches à
l'hôpital. « Le ciel est par-dessus le toit, si bleu, si
calme ! », la belle affaire, quelle belle jambe cela me
fait. Où sont donc passés mes semblables. Pour ceux des
patients qui ont une famille, celle-ci, avec l'accord de l'interne de
garde, les a récupérés pour le week-end pascal, bon gré mal gré.
Dans les couloirs ne grincent plus que les roues des chariots
transportant des repas en barquettes d'aluminium, à heures fixes
comme une liturgie monastique. Les serpillières gorgées d'eau
savonneuse, après avoir glissé toute la semaine sainte sur les
carrelages de l'Assistance Publique, se sont affalées dans quelque
placard et tues. Pendant ces longs week-ends d'ennui le ménage
laisse à désirer. Or je désire.
C'est vrai qu'il fait
doux de l'autre côté de la fenêtre grillagée. J'enfile une
camisole à manches courtes et sors me promener, me sauvant par un interstice, sans savoir si c'est pour de vrai ou seulement dans la
tête. Où sont donc passés mes semblables, j'aimerais tant en
rencontrer quelques-uns. Parti de la Pitié-Salpêtrière, je marchai
si longtemps que j'arrivai à la barrière de péage de Saint Arnoult,
où j'étais sûr d'en trouver en grande quantité, ainsi que Bison
futé nous l'avait annoncé la veille dans la salle de télévision
où nous passons nos soirées, mornes et silencieux.
Toutes ces voitures !
Comme je m'en veux de ne pas avoir appris à conduire. Quand il y a
quelques années sont apparues les premières automobiles, j'ai cru à
une mode passagère, j'ai raté le coche, je n'ai pas fait diligence,
et me voici à la traîne, à la remorque, le dernier qui n'ait pas
son permis ! J'enrage, tout en scrutant les conducteurs.
Mais en vain. Un ours
passe, qui conduit une grosse berline. Puis une gazelle, une patte
accoudée à la portière, l'autre pianotant négligemment sur le
volant gainé de cuir de son cabriolet. Un couple de chameaux tire
une caravane. Un lion fait rugir son moteur. Un cerf en décapotable,
dont la ramure se détache sur le ciel, brame d'impatience, poursuivi
par une meute d'épagneuls en 4x4. Mais où sont passés mes
semblables.
De guerre lasse, je
m'éloigne du péage et me rends à l'église, que secouent des
volées de cloches. La résurrection est un grand succès, les
paroissiens qui sortent de la messe sans me voir achètent des
gâteaux et des pièces montées à la pâtisserie d'en face. Je
pénètre dans cette fraîcheur qui sent la cire, l'arum et
l'harmonium. Mais les églises ont changé. On a remplacé les
bénitiers. C'était, jadis et naguère, tantôt un coquillage
exotique, tantôt un bassin en pierre de taille nacré de marbre ou
d'albâtre. A la place, on a mis des corolles de roses écarlates,
garnies de délicates gouttes de rosée. Les grenouilles de bénitier,
qui ont coutume de s'y rafraîchir, en sont vertes de contentement.
Quand le soir tombe après
vêpres du côté des Grands Meurgers, soudain je me rappelle que je
risque de rater le JT, or j'aime à le regarder pour avoir des
nouvelles des bouchons au péage de Saint Arnoult, en compagnie de
mes semblables les plus vraisemblables, vêtus de pyjamas zébrés,
et je chemine pour rentrer, empli de lassitude, sur la bande d'arrêt
d'urgence.
Si les bouchons sont la spécialité bien connue de saint Arnoult, on connait moins ses bénitiers en corolles de roses écarlates.
RépondreSupprimerCa fait un bien fou de s'instruire :)
texte surréaliste sur le décalage entre la raison et la déraison qui nous donne un regard décalé, et bienvenu, sur les migrations des troupeaux de vacanciers
RépondreSupprimeret j'aime aussi la nouvelle interprétation des "grenouilles de bénitier" :)