jeudi 15 octobre 2015

Albiréo - Les premiers mots d'un livre (la suite)

L'HÉRITIER DU DELTA – la suite
Premier chapitre ici 

Un soir, une caravane s'arrête. Les chameaux se couchent. Blotti contre l'un deux je goûte le crépuscule, la conversation des hommes assis autour du foyer. Leurs voix réveillent en moi le souvenir d'une mission inachevée, le désir impérieux de la terminer, de retrouver un prince, un héritier du Nil, pour l'accompagner au-delà des mondes. Je guette leurs paroles dans l'espoir de déceler celui qui sera mon souverain. En vain. À l'aube, ils sont repartis. Depuis, j'attends...
Des mois, des années, des siècles, je ne saurais dire. Mais rien n'arrive, que le vent, les étoiles, le soleil indéfiniment, le silence à peine perturbé - bruissement d'un serpent qui ondule sur le sable, bourdonnement d'un insecte... Un grondement sourd se rapproche, s'amplifie. Le ciel s'abat sur moi dans un fracas épouvantable. Je suis violemment projeté dans les airs. Le bleu tourbillonne, le sirocco siffle. Quand le vent cesse, je tombe comme une pierre. Le sol se rapproche aussi vite que l'azur file, l'obscurité me happe. Plus rien ne bouge. J'attends...
Quelques clartés éphémères laissent percevoir les contours de mon nouvel univers. Pénombre tiède, prison de tissu, mouvements imperceptibles, crissement du sable... Un homme marche seul vers le soleil. Il m’emporte, laissant derrière lui un gigantesque oiseau de fer à l'aile brisée. Déplacement linéaire. Rien à voir avec les envolées dansantes du vent ! Et puis, à nouveau, l'immobilité. J'attends...
Je désespère de m'évader de cette poche quand le miracle arrive. Une chose douce et chaude parvient jusqu'à moi, comme une caresse. Une chose à cinq branches qu'un dieu compatissant m'envoie pour m'extirper de ce cachot. Je la connais. J'en avais gardé l'empreinte au fond de moi. Elle se nomme la Main. Elle me pétrit entre ses doigts. Elle s'agite, vole dans les airs, plonge vers des objets entassés, là, devant elle. Elle fouille, s’énerve : Où est donc mon stylo ? et cherche à nouveau. Elle finit par saisir un étrange bâton à tête suintante et le pointe sur une étendue de papier que mes souvenirs millénaires associent à un papyrus. Elle fait des circonvolutions, je tombe.
Une page blanche, lisse m'accueille. Une page merveilleuse, bordée d'infini. Une page où naissent des rivières d'encre bleue. Elles envahissent cette plaine immaculée. L'une d'elles me charrie dans ses méandres, s’assèche, me fixe sur le dos bombé du mot « renard ».
Le renard, je le connais bien. Il venait s'allonger près de moi, quand j'étais dans les dunes. Nous traversons le désert de papier blanc, emportés par les dédales d'encre. Le renard sait. Il va à sa recherche. Le récit l'entraîne. Il saute les virgules, bouscule les majuscules, pressé de le rencontrer. Nous l'attendons, tapis sous le pommier. Il apparaît au détour d'une feuille, avec ses cheveux couleur d'or et son écharpe volant dans le vent. Il nous parle de sa planète, de sa rose capricieuse. Au fil des pages, nous cheminons ensemble et c'est ainsi que je fus apprivoisé.
Je roule de lettre en lettre, j'escalade les points d'interrogation, je bondis sur les points de suspension. Le Petit Prince aux cheveux couleur de blé s'amuse de mes pirouettes. Je m'accroche au pied du grand « P », je saute de branche en branche sur les barres des petits « t » et je me love au creux du petit « c ». Les journées s'écoulent, palpitantes. Le cahier aux pages blanches est un refuge confortable. Quand il est fermé, que la nuit se répand de partout, le Petit Prince caresse le renard, doucement. Je le sens inquiet. Il pense à sa fleur, toute seule, sur sa planète. Et puis, je crois qu'il a très peur de perdre son renard.
C'est arrivé ! Le stylo a laissé le renard figé à la page précédente. Impossible de repartir en arrière ! Les ruisseaux d’encre bleue nous poussent vers les feuillets suivants. Il faudrait arrêter le temps, offrir un passage vers l'éternité... terminer la mission gravée en moi depuis l'aube du monde.
Le Petit Prince me regarde, désemparé.
Dessine-moi une horloge...
Le stylo déverse un flot d'arabesques élégantes. Je me roule, je m'imprègne de leur suc coloré. Dans une dernière pirouette, je dessine un cadran au poignet du Petit Prince. Je me glisse dans le mécanisme et, vestige ultime d'un sésame pour l'invisible, grain de sable à jamais apprivoisé, je bloque les rouages. Le temps s'arrête. Dans le cahier, le Petit Prince, immortel, se promène à sa guise, par delà les rivières d'encre bleue. Moi, immobile, je l'accompagne...

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