vendredi 30 octobre 2015

Fred Mili - Une photographie

J'étais inquiète, il n'était pas à la maison. Je passais le voir chaque jour à la coupure, entre le service du midi et celui du soir. Il avait l'habitude d'être là, s’ennuyait à mourir. Sa jambe gauche ne pliait plus, elle lui faisait mal. La plupart du temps il était assis dans son fauteuil face à la télé. 
Je fis le tour de l'appartement, frappant à la porte des toilettes puis celle de la salle de bain, les ouvrant en parlant pour ne pas le surprendre dans son intimité. Ne pas le trouver  m'inquiétait. Il n'était pas homme à sortir et encore moins à faire des farces. 
Je cherchai vainement s'il avait laissé un mot sur la commode ou sur la table de la salle à manger, en vain. Je ne vis ni sa canne ni son chapeau habituellement accrochés à la patère dans l'entrée. Dans la penderie son manteau n'y était pas non plus. 
Etait-il sorti ?  
Je dévalai l'escalier quatre à quatre sans prendre le temps d'attendre l'ascenseur. Je loupai une marche à mi-palier mais me rétablis contre le mur. Évidement les talons n'étaient pas l'idéal pour ce genre d'exercice mais je n'y prêtai pas attention. Je sonnai chez la concierge même si loge n'était pas encore ouverte. Je frappai à même la main sur le carreau.  Elle ne répondit pas.
Je maugréai, l'insultai. Pour une fois que j'avais besoin d'elle. Je rageais. 
Une fois passé la lourde porte de bois, les bruits de la rue m'assaillirent. Je traversai sans regarder, hypnotisée par l'entrée du square en face de moi, les klaxons des voitures me faisaient dévier ma trajectoire. 
Je poussai violemment la barrière qui me revint dans les genoux, je vacillai sous la violence. Je n'y prêtai pas attention seul mon père m'importait. Je courrais dans les allées, à la recherche des bancs qu'il fréquentait. Mon cœur battait la chamade quant à mes genoux le choc avait été rude, j'avais mal. 
Je paniquai. Il fallait que je m'asseye, que je me calme, que je mette mes idées en place, que je réfléchisse avant d'appeler les urgences des hôpitaux. 
Je lui avais acheté un téléphone portable, avec des grosses touches. Un téléphone étudié pour les gens de son âge mais il ne le prenait jamais. Lorsqu'il l'avait déballé, il s'était fâché « Tu veux me flicker avait-il dit? » Je n'avais rien répondu.
Mais où pouvait-il être ? 
Mon cerveau tournait à cent à l'heure. Mais sous la pression il tournait mal. Je ne voulais pas laisser aller sans savoir. Chouiner ne servait à rien. J'avais besoin d'un café. Je franchis la route à nouveau, la tête dans le cercueil sans prêter attention aux véhicules. C'était idiot. 
Au bar de l'avenue, en bas de chez lui, le patron me dit qu'il lui disait aller au bois parfois. Le pousse-café qu'il m'offrit me fit chaud au cœur.
Le bois n'était pas loin. Il faisait beau mais froid. Je transpirais sans savoir si c'était dû à l'alcool ou à mes angoisses. Je remontai le boulevard au pas de course, m'engouffrai dans l'avenue puis débouchai sur le bois. J'entrepris le tour du lac à la vitesse de l'éclair, cherchant sur les bancs une silhouette familière, traquant les vieux à chapeau et canne. Le stress, la fatigue, provoquèrent quelques crises d'angoisse, mon cœur battait à 100 à l'heure. 
Je désespérai. Où était-il ? Pourquoi était-il sorti ? Est-ce que je n'étais pas assez présente ? Je venais tous les jours, même mes jours de repos. Je connaissais sa solitude. Je lui achetais les glaces qu'il préférait, choisissais ses gâteaux au chocolat dans les meilleures boulangeries, préparais sa soupe au potimarron pour lui faire plaisir parce que je l'aimais, parce qu'il était seul depuis que maman était décédée. 
Comme à n'importe quelle heure, les joggers tournaient autour du lac, seuls, en groupe. Derrière l'un d'eux, je devinai une silhouette familière. Sur le banc, la canne à sa gauche, le chapeau sur la tête, le bouquin à la main, son sac ouvert près de lui. Il lisait. 
J'étais en colère autant qu'heureuse. Il fallait que je me calme, que je laisse éclater mes sanglots avant de le rejoindre. Il semblait heureux, sans souci. Pourquoi m'énerver, pourquoi lui en vouloir, pas sûr qu'il comprendrait. 
J'immortalisais la scène avec mon smartphone. 
C'est cette photo qui jaillit la première de mon dossier 'images » lorsque je l'ai ouvert. Depuis papa vit « Au paradis des anciens » une maison de retraite médicalisée, je suis rassurée. Cependant c'est un peu la prison du 3ème âge avec un maton qui le poursuit pour faire pipi, pour boire son verre d'eau, pour finir son assiette à table, lui faire avaler ses médicaments, lui laver les fesses s'il oublie. Il ne parle plus maintenant mais ses mains sur les miennes m'en disent tant. 
Pour la paix de mon âme j'ai l’impression de l'avoir mis au pénitencier. Quelle douleur !
(Photo prise au bois de Vincennes)

6 commentaires:

  1. L'Arpenteur d'étoiles31 octobre 2015 à 10:18

    j'aime beaucoup ton texte et cette histoire tellement vraie ; là aussi de la tendresse débordante d'une fille pour son père ... (et les maisons de retraite e ne sont pas des havres de paix et de bien-être)

    tu pourrais mettre la photo en illustration de ton texte ?

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    1. Oui je n'ai fait qu'imaginer une triste réalité, j'ai fréquenté quelques années ce genre d'établissement pour visiter ma grand-mère qui est décédée à presque 108 ans. Mais je connais des femmes qui travaillent auprès des personne âgées, dans des boites à fric, pour qui une personne vieillissante ne représente qu'un porte-monnaie.
      La photo était jointe mais n'a pas été jointe sur le site.

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  2. C'est curieux, je ressens très fort ce texte, bien que je n'aie pas su m'occuper de mon père aussi bien (disons deux fois par semaine, mais je ne savais pas traverser la ville tous les jours, enfin bref)... Enfin, ça a été quand même un crève-coeur, depuis un an dans deux mois.

    Dans la maison de repos où il se trouve, il a plutôt de la chance avec le personnel. Ils sont extrêmement dévoués et comme mon père a toute sa tête, les rapports sont plutôt bons -maintenant, après la phase d'adaptation qui fut difficile. Avec les pensionnaires, c'est plus malaisé, la plupart n'ont plus toute leur tête, malheureusement...

    Je ne les vois pas vraiment comme des matons -cela dépend peut-être de l'endroit où l'on tombe. Je vois surtout des gens courageux, Africains pour la plupart, qui se dévouent sans compter, pour un salaire sûrement pas mirobolant, et qui se font parfois insulter... (Par des personnes qui ne le font pas vraiment exprès, n'ayant plus toute leur tête). Je trouve qu'ils ont beaucoup de courage. Ceci dit, je n'ai pas une grande expérience des maisons de repos, d'un côté on est bien tombé, de l'autre un peu moins...

    J'ai aussi vu une maison de repos un jour où il y avait carrément trop peu de personnel...

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    1. J'ai peut-être un peu durci les traits du personnel soignant mais je n'ai raconté qu'une histoire ici. En tout cas oui le personnel est dévoué bien que ce soit un travail difficile, très physique pour lever et coucher les "clients" où pour leur donner la toilette et la rémunération n'est que le smic ou l'équivalent horaires.
      De toute façon il faut visiter ses parents à la fréquence qu'on peut parce qu'il faut que cela reste un plaisir plus qu'un devoir.
      Bon courage.

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  3. J'ai lu ce texte à perdre haleine, à courir, à sentir l'angoisse monter, puis l'apaisement et la colère en même temps au moment des retrouvailles;..
    Le dernier paragraphe est une option à prendre ou non... Moi, j'étais heureuse avec la photo en point final. La suite apporte une autre réflexion...

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    1. Vous avez sans doute raison il y a des choses dont on aurait peut-être pu se passer dans ce texte. À trop vouloir en faire !

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