jeudi 19 novembre 2015

Jérôme - Comment ne penser à rien ? (suite)

Lapins lunaires

« Excusez-moi, le garçon range la terrasse, je peux partager votre table ?
J’acquiesce, le nez sur la page blanche de mon carnet.
– Pas facile de s’abstraire du monde, hein? Faudrait pouvoir penser à rien. Vous me direz, pas facile de penser à rien. Sûr. Faudrait prendre de la hauteur. »
Décidément, ça m’apprendra à essayer d’écrire au bistrot, la nuit.
Le gars continue :
« Pas facile de prendre de la hauteur. Pourtant, il y a forcément un moyen. Pas un avion, ni un hélicoptère, hein. Un truc rien qu’à soi. Moi, par exemple, là, j’ai les semelles bien à plat sur l’asphalte du trottoir. Mais attention, ça frémit en-dedans, sous la plante des pieds. Quand on y pense, il suffit d’une pression du pied, d’un mouvement de la cheville, d’un coup de talon, d’une poussée des mollets, et hop, on saute. Vers le haut, bien sûr. »
Bien sûr. Pour ajouter à mon désarroi, le garçon rabat vers nous deux noctambules qui soliloquent ensemble sur la raréfaction du lapin sauvage ou d’élevage. Je gribouille consciencieusement pour me remparer de leurs élucubrations conjointes. Mon compagnon de table, que la qualité de mon silence n’impressionne pas, reprend de plus belle :
« Chacun selon ses moyens, hop ! un bond de la hauteur d’une marche, d’un tabouret, d’un escabeau – du tranchant de la main, il échelonne les niveaux présumés. Jusque-là, c’est rien du tout. Mais arrivé en haut de ce saut, au moment de redescendre, faudrait pas abdiquer, tâcher moyen de dire zut à la pesanteur, et hop, prendre l’envolée d’un voyage vertical. Rêve de poète ? Je ne crois pas : qui, de sa vie n’a pas envie de contredire, rien qu’un instant, ce destin pesant, cette tyrannie imbécile ? »
Comme je ne réponds toujours rien, il se tourne vers les amateurs de lagomorphe et continue à leur intention :
« Alors sauter. Hop. Bondir. Comme un lapin, tiens. Et puis ne plus redescendre, monter encore, dépasser le rebord de la table – la main s’élève à mesure -, dépasser la façade, franchir la cime des arbres, laisser loin les toits, abandonner au sol les montagnes, lâcher les plus hauts oiseaux, se hisser aux nuages, en cavale entre les cumulonimbus et les cirrus. Et là, avec les quatre horizons pour soi tout seul, voir de tout en haut, toute petite, si petite, la terre comme une belle balle ronde.
Et, une fois hissé là-haut par les chaudes ascendances, sentir filer le souffle doux du vent sur la peau, attendre le friselis des bourrasques, bercé dans la longue houle des alizées.
C’est pas tentant ? Surtout, ne plus respirer la poussière rechapée des villes, ni la poudre des chemins. Ne plus subir la bousculade des rues ; ne plus rien savoir des claquements des portes qui se ferment ; ne plus entendre les rantanplans des Va-t’en-guerre. Faire son nid au dos des nuages, et, la nuit, voisiner les étoiles. »
Puis il fixe le ciel noir au dessus de nos tête, et, d’une voix lasse :
« Hein, ascensionner l’azur, même d’ébène, ça serait pas beau ? C’est si déraisonnable ? Bien sûr, faudrait un bon coup de talon et puis de la volonté. Le coup de talon, ça se travaille, mais la volonté…
Encore une pause. Du doigt, il montre la lune.
– Pourtant, c’est pas possible que ça soit impossible d’aller là haut. D’ailleurs, la raréfaction des lapins dont vous causiez, faut peut-être pas chercher plus loin. Réfléchissez : renard, civet, fourrure, myxomatose, feutrine, chasseur, ils ne manquent pas de raisons de fuguer, et d’une. Et de deux, ils ont les jarrets qu’il faut pour sauter. Et de trois, qu’est-ce qui nous dit qu’ils n’ont pas la volonté ? Ricanez donc pas, si on y songe bien, qu’est-ce qui ressemble plus à un terrier de lapin que les soient-disant cratères lunaires ? Si ça se trouve, ils sont déjà nombreux là-haut…
Vexés, les voisins rétorquent :
– Le jarret ça se discute, mais pourquoi nous on aurait moins de volonté qu’un lapereau ?
– Hein ? – Chiche ? – Alors ? Hop ? »
Les mots se perdent dans le bruit de chaises remuées qui m’arrache au vide de mes pensées. Ouf, voilà qu’ils s’en vont enfin. Je redresse la tête pour saluer, poli quand même, mais la terrasse est vide et la rue silencieuse. Même pas l’écho d’un bruit de pas. De surprise, je manque lever les yeux au ciel.
Mais je n’ose pas regarder en l’air.

4 commentaires:

  1. j'aime beaucoup ton texte, poétique, surréaliste, drôle, et comme l'humour qui masque le désespoir
    car oui, on regarde la lune, et oui, on aimerait souvent être au calme là haut
    allez, hop, un saut, puis un autre :)

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    1. Merci Tisseuse... j'ai hésité à l'écrire, puis à le proposer ; la fantaisie n'est guère dans l'air du temps. Mais oui, faudrait prendre plus souvent exemple sur les lapins... hop !

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  2. Allez Hop! Un bon coup de talon et on ne pense plus à rien... fallait y penser

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    1. Merci Vegas ; ça m'est venu sans y penser....mais oui, le coup de talon, et surtout ne pas redescendre :)

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