jeudi 10 décembre 2015

Chri - Monochrome

PISCINE DE PAPIER.
Il avait fait très chaud.
Dans l'après midi, j'étais allé à la piscine. Je n'y étais pas allé pour l'eau, j'avais horreur de celle des piscines, l'impression de me tremper dans une boite de conserve, toujours peur de me couper les doigts quand je m'agrippais aux bords. J'irais plus volontiers le jour où on se décidera à remplacer l'eau par du dakin. J'y allais pour lire et pour le monde. J'aime aller lire seul dans un endroit surpeuplé. En général personne ne m'y parle et comme ça je ne suis pas obligé de répondre. Ca n'a l'air de presque rien mais peu d'univers résistent à ce bazar ambiant, et peu de livres, aussi. Ce qui est un bon critère. Si le silence dans lequel vous êtes plongé en impose au bruit qui entoure, les pages que vous avez sous les yeux risquent de vous rester longtemps dans un coin de l'âme.  On peut préférer l'autobus ou le métro. Le bouquin qui vous fait manquer l'arrêt... Comme j'avais laissé les deux loin derrière moi, il ne me restait plus que la piscine. Pour ce qui était du bruit, merci, il y avait la dose. L'eau fait crier les enfants. Une chose à savoir avant d’en creuser une. Il y avait autant de corps sur l'eau que dessous. Et toutes ces chairs s'aspergeaient de hurlements joyeux, d'appels tonitruants, des vagues de décibels. Pour nager, j'attendrais Les Premières Glaces, je me suis dit finement. Pourtant, à un moment, un nuage s'est offert un point fixe pile au zénith du rectangle bleu. Comme on était en avant saison, la température est tombée très vite de quelques crans. La plupart des corps sont sortis en tremblotant et en emportant le bruit dans leurs serviettes humides.
J'en ai profité pour plonger.
C'était si bon que j'ai failli imploser de bonheur quand j'ai senti de chaque côté, les bulles d'air me caresser les joues. J'aurais aimé prolonger ça davantage mais ça n'a duré que trois litres et demi d'oxygène, le tabac m'empêchait d'en inspirer plus. Il faudra bien que j'arrête, j'ai pensé. Quand j'ai émergé, il y avait au-dessus de ma tête le visage d'une petite fille que je n'avais jamais vue. Elle m'a regardé un long moment reprendre mon souffle puis elle m'a demandé comment je trouvais son maillot. Deux minuscules couettes humides trébuchaient de ses oreilles et son sourire avait le goût du halva. Elle m'a expliqué que c'était un UNE pièce son maillot, qu'il était tout neuf de ce matin et qu'elle habitait pas loin. Elle m'a dit qu'elle savait plonger. Elle m'a montré comment et elle a voulu qu'on fasse la course. Je lui ai répondu que je ne savais nager que sous l'eau.
- Dessus, je ne suis pas très fort, je coule.
- Ça fait rien, on va jusqu’à l'autre bord et le premier arrivé attend l'autre. Encore une qui est du genre à qui on ne résiste pas...
- Ok, j'ai dit et j'ai sombré dans l’eau...
Arrivé sur l'autre rive, je me suis tourné vers elle pour la regarder. Elle riait en nageant, en riant elle buvait à pleines gorgées et s'étouffait, suffoquait, hoquetait comme une sole asthmatique. Enfin, d'une main elle a attrapé le bord et m'a saisi un bras en reprenant de l'air à pleins poumons. Alors, on a ri comme deux tordus, elle et moi. Ça faisait au moins vingt ans qu'on se connaissait. Elle a voulu savoir si j'étais chatouilleux.
- Plaisante pas avec ça, j'ai dit, je suis cardiaque.
Elle s'est éloignée d'un bon mètre pour m'examiner et elle a du se dire qu'à mon age ça devait être vrai. Elle ne m'a pas chatouillé.
- Bon on renage?
- Non, non, regarde j'ai la chair de poule.
- Moi pas, on renage?
- Non, je t'assure, je suis gelé, on remettra ça tout à l'heure, si tu veux bien.
J'ai bien vu qu'elle était déçue. Elle a fait demi-tour pour aller rejoindre ses copines qui devaient lui sembler plus drôles que moi. Et moins vieilles. Je suis sorti de l'eau, je me suis séché et j'ai replongé mais dans mon livre cette fois. Il y a comme ça des instants bénis. Dehors, il faisait vingt sept degrés deux et c'était bientôt le soir. Après vingt pages, peut-être trente, j'ai levé la tête. La piscine s'était vidée de tout son monde sans que je m'en aperçoive, c'est dire. C'est dire s'il écrivait bien... La voilà, la force des mots: faire oublier le froid, le bruit, le jeu, les vacarmes du monde, même et surtout si ces mots les décrivaient. Ils n'étaient pas nombreux à jouer dans cette catégorie, ils n'étaient pas légion à pouvoir se vanter de ça. Dans cette piscine, j'en avais croisé un cette après midi.
Pas près de le sécher, celui là... Après quelques pages, je suis allé plonger dans le bleu.


3 commentaires:

  1. Plonger dans un livre, c'est parfois de l'apnée

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  2. Un point de vue très original pour évoquer le monochrome... J'ai falli dériver vers le flacon de mercurochrome, mais non... ce fut "hapnée" par le récit que je continuai ma lecture jusqu'au bout.
    En un mot comme en cent, j'ai aimé!

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  3. Très sympathique lecture; je me suis laissé flotter par l'écriture.

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