samedi 30 janvier 2016

Anne de Louvain la Neuve - Fantastique

Marilyn, Gustave et l’ange mélomane



Marilyn et Gustave venaient de fêter leurs 30 ans de mariage et n’étaient plus guère à la fête. Rancœurs et rancunes avaient succédé aux roses rouges et aux rires en cascade. Si l’on n’y prend garde, l’ordinaire installe les rêves sur les étagères de l’oubli et des dépits. Au rancart, les promesses ! Les bouquets fanés envasent les désirs, les querelles d’abord épisodiques bardent les attentions d’agressivité et caramélisent jusqu’au brûlé les marques de tendresse des débuts torrides ! La carcasse de l’amour cisèle le couple, imbibant jour après jour leurs rapports des parfums de reproches et d’aigreur. Tout ça tourne lentement au vinaigre pour former cette quasi-macédoine d’indifférence à la très légère mais prégnante odeur de brûlé.

On a beau s’appeler Marilyn quand année après année, les capitons s’installent autour des hanches joliment pulpeuses qui deviennent outrageusement callipyges tandis que les seins parfaitement sculptés trouvent le chemin de la gravitation. Ha, le Gustave les avait pétris, les façonnant au gré de leurs jeux pimentés. Mais que restait-il à présent des jours et des heures passés au tamis d’un quotidien ravageur ? Des grumeaux d’espérances, des perles oubliées sur un coin de table sale, et une ceinture de bière et de coca pas light autour de la taille jadis si svelte du beau Gustave.

– Mais dépêche-toi donc. On va encore et toujours être en retard et par ta faute. Ça fait 20 ans que ça dure. Attendre, attendre, t’attendre. Arriver après tout le monde, tu parles d’une habitude ! Tu n’es jamais prêt quand il faut. Ras-le-bol. Ça ne peut plus durer ! Je vais un jour m’en aller toute seule et te laisser sur le carreau. Tu n’auras qu’à te débrouiller en trottinette, à pied, à cheval ou en voiture.

Gustave accourt tout en fermant les boutons de sa chemise. Il rajuste sa cravate et s’assoit en soupirant sur le siège passager et
– Cesse donc de klaxonner comme une malade. Tu déranges tout le quartier.
– Ce n’est pas une raison pour me faire poireauter. C’est trop tard de vouloir tondre la pelouse cinq minutes avant de partir. J’ai regardé sur l’étagère du garage et dans la cuisine. Le câble de la tondeuse, ce n’est pas moi qui l’ai déplacé. Tu ne remets jamais rien en place.
– Mais je t’ai déjà fait remarquer 150 fois que si tu n’enlevais pas tout pour le mettre ailleurs, on retrouverait bien mieux tout ce qu’on perd. Et cesse d’accuser les autres ! Tu me fatigues !
– Alors ça, c’est bien une réflexion d’hommes ! Ça ne m’étonne pas qu’il y ait autant de divorces.
– Cesse tes généralités ridicules. Tu m’énerves ! Une vraie de vraie emmerdeuse. Je me demande comment je peux encore te supporter.

Un ange passe. Par-dessus la voiture qui démarre enfin vers la E411 Bruxelles-Namur. Vous ne pouvez pas le voir, c’est un ange, mais si c’était le cas, vous le remarqueriez traînant au bout d’une longue ficelle les nuages gris et cotonneux des cieux d’orage. De voiture en voiture, il circule à l’écoute. Et ce ne sont certes pas les niaiseries humaines débitées à grande vitesse par tous ces mortels plus ou moins pressés qui l’intéressent, pas plus d’ailleurs que le ronronnement des moteurs des diverses cylindrées. Non, lui, ce qui le branche et le fait planer, ce sont les chansons qui passent à la radio. Et celle-là le fait stopper net au-dessus de la Peugeot du couple, le cœur battant, moi j’essuie les verres au fond du café, J’ai bien trop à faire pour pouvoir rêver, Et dans ce décor banal à pleurer, C’est corps contre corps qu’on les a trouvés.

– C’est quand déjà cette soirée chez Jean-Marie ? demande Gustave qui vient d’attacher sa ceinture de sécurité.
– Aucune idée sans mon agenda sous la main ! Mais je suis sûre au moins d’une chose, je n’ai plus rien à me mettre. Il faut que je me rachète quelques tenues de sortie. J’ai l’impression que ça fait 30 ans que les gens me voient dans le même pantalon avec mes vieilles chaussures, les seules que j’aie à talons.
– Ressors ta robe du Nouvel An, elle t’allait si bien. Tu ne l’as mise qu’une seule fois.
– Mais ce n’est pas du tout une robe de saison. Regarde Marie, elle est toujours chic ! J’adore la façon dont elle s’habille. Évidemment, elle est mince, elle, et tout lui va.
– Tu sais ce qu’il te reste à faire pour lui ressembler !
– Tu es sympa, toi. Pourquoi tu n’as pas épousé une maigre ?

L’ange s’assied sur le toit de la voiture et soupire. Enfin de la bonne musique, il adore Piaf. Il relâche la pression de sa main autour du halo noir qu’il traîne avec lui depuis des jours. Il soupire d’aise et siffle la fin de la chanson en attendant la prochaine avec une certaine impatience tout en maudissant la publicité qui interrompt les rythmes. Il va peut-être, si la musique est bonne, tenter d’attraper une petite éclaircie sympathique à portée de son long bras effilé. Chaque fois, ça ne rate pas, le vague souvenir d’une floche à attraper dans un lointain manège lui revient, arôme volatil d’une enfance heureuse qui appartenait à une autre vie. C’est comme ça que je t’aime. Comme un dieu qui se meurt, pour l’amour d’une reine, Un poignard dans le cœur…

Marilyn cogne Gustave du coude, tu te souviens, toi, quand Mike Brant est mort ? J’avais 15 ans et j’étais dans la cour de récréation de l’école. Toutes les filles pleuraient en état de choc. Et jamais je n’aurais cru sangloter comme une midinette pour un chanteur ! Celles qui lisaient Salut les copains, je m’en moquais. Il y en avait qui affichaient des posters d’Hervé Villard dans leur chambre, non, mais tu te rends compte. Quelles conneries ! Et là d’un coup, je me mets à chialer avec les autres. On n’a même pas pu manger.

– Moi, je n’en ai aucun souvenir. Par contre, quand Claude François est mort, ça, je me le rappelle très bien et je n’ai jamais compris comment un type aussi intelligent avait pu changer une ampoule électrique en prenant son bain, mystère. Incroyable ! À moins qu’on ne l’ait assassiné. C’est possible, tu ne crois pas ?
– Mm… Comme quoi, tu peux être riche et con.
– Tu l’as dit. Voilà qui ne risque pas de nous arriver, d’abord on n’est pas riches, ensuite on n’est pas cons. Tu penses, avec mon installation électrique, j’ai tout sécurisé un maximum. Impossible de faire de telles bêtises.
– Ça, mon Gustave, on peut dire que t’es un sacré bricoleur, un peu lent certes, mais tu m’épates encore pour le coup.

L’ange sourit, il approuve. Pas le bricolage bien sûr, mais la programmation musicale. Voilà qu’il saisit au vol cette éclaircie qui passe. Ainsi, s’enroule autour de son corps neigeux, un rayon de lumière savoureux, léger comme de la crème fouettée qui chatouille les aisselles. Un ange a des aisselles, croyez-le, mais il n’y a là-haut aucun problème d’esthétique, de poils ou d’odeurs. L’épilation n’a pas cours dans les cieux sans rasoir ou cire chaude. De son passé, il ne lui reste que son indécrottable cœur de beurre et le sentiment d’avoir été l’incurable romantique d’un temps révolu dont il a quasi tout oublié à part la musique qui résonne encore en lui, l’entiché des flonflons, de la valse musette et de l’accordéon. Debout sur le toit de cette voiture, il se met à danser, En v’là du slow en vlà, ça commence toujours comme ça. On s’tient à deux tellement serrés, qu’on pourrait pas s’arrêter là. Alors, ça continue des fois, hurle Marilyn en fermant les yeux les mains agrippées au volant, les yeux clos.

– Tu as vraiment une sacrée mémoire, murmure Gustave impressionné. Bizarre comme tu retiens si facilement toutes ces bêtises.
– C’est bien vrai, ça. Je pourrais te chanter par cœur tout Marie Laforêt, Françoise Hardy et bien évidement tu le sais, mes préférés Maxime et JJG. Mais alors, pour les chiffres, la géo ou l’histoire, c’est une catastrophe.

Le soleil joue à présent autour de la voiture qui file à pleine vitesse sur l’autoroute. La prochaine chanson est l’une des préférées de l’ange. Dalida, c’est son idole. Il n’a jamais retrouvé sa chanteuse fétiche dans l’au-delà et ce n’est pas faute d’avoir bien cherché. Quand on passe de l’autre côté, on perd son nom, son sexe, ses signes distinctifs, ses poils et tous les repères avec son passé terrestre hormis peut-être de vagues réminiscences. L’enquête serrée qu’il a menée n’a rien donné, pas plus de Dalida que de crêpes Suzette au Paradis. Si ça tombe, c’est peut-être même lui, Dalida, allez savoir. Alors il se met à hurler sans bruit, la larme à l’œil, Il venait d’avoir 18 ans, il était beau comme un enfant, fort comme un homme.

– Dis Marilyn, je crois que je viens de louper la sortie. Zut alors ! De toute façon, on s’en fout non. On aura un peu de retard. Ce n’est pas trop grave.
– Mais non, Gustave, de toute façon si j’étais toute seule, je me serais perdue depuis longtemps.

L’ange déploie sa cape de percaline moirée et son gigantesque bras entraine un soleil à présent généreux comme un beignet dans un ciel désormais sans nuages. Les anges n’ont pas du tout les ailes encombrantes et ridicules dont on les affuble sur les illustrations des livres et des tableaux anciens.

En tout cas, l’éclaircie n’est pas seulement dans le ciel. Elle a réconcilié ces deux tourtereaux perdus pour un temps. A quoi tient donc une recette pareille ? Aux ingrédients de qualité sans nul doute, à des condiments bien employés, aux aromates qui changent l’équilibre, à l’assaisonnement en cours de cuisson, certainement pas quand tout est fini, et sans doute, à la magie d’un ange séduit par la musique d’un couple qui se permet de parfaire la compotée sans aller jusqu’à la brûler. Leur monde vient à présent d’en trouver un autre, celui de l’accalmie et du pardon.

L’ange s’envole alors à la recherche d’un autre programme radio émoustillant. Avec beaucoup de malchance, il devra encore se farcir des symphonies de Dvorak ou pire de l’opéra et des ténors à gros poumons. Plaignez ceux qui en feront les frais car l’opéra lui hérisse la peau de ses bras sans poils et une mauvaise programmation le met de méchante humeur. S’il doit traîner sa hargne, il collectionne les turbulences, les cumulo-nimbus et les stratus et gare aux conséquences. S’il ne se rappelle pas quel sexe il avait sur la terre, quel métier il exerçait, s’il était marié ou non, s’il avait des enfants ou s’il s’appelait Dalida, il lui reste l’absolue certitude qu’il aime la variété. Mais comme il n’y pas le son là-haut, il est obligé de chanter en silence. Ce n’est pas grave car il se souvient tout à coup qu’il chantait faux. Alors non, certainement, et ça le frappe, là, tout net comme une évidence, impossible qu’il ait été Dalida !

Jacques - Fantastique


MYSTERE

Régulateur de vitesse, radar anticollision, aide à la tenue de cap…sans la veille endormissement qui surveille ma tenue du volant et guette mes instants d’inattention, je crois que je dormirais comme un nouveau né repus sur cette autoroute noyée dans le brouillard, tant ma voiture se conduit presque toute seule.

Les années de bon petit soldat m’ont vu épargner plus de jours de congés que de raison, jusqu’à ce que le fragile équilibre de ma carrière de « top manager » finisse par se rompre. Lassitude devant les combats d’ego à mener, et je me suis laissé pousser dans un placard doré dans lequel je me morfonds en ruminant la vacuité de trente année de lutte.

Aussi, lorsque j’ai trouvé ce matin là, sur ma table, ce petit mot d’adieu appuyé contre la cafetière…

« Ti amo, ti voglio tanto bene, mais je pars »

J’ai erré dans l’appartement désert, inspecté son dressing quasiment vide, ouvert sans conviction les portes des chambres depuis longtemps inoccupées des enfants. Puis, j’ai juste pris le temps de remplir le formulaire ad-hoc depuis mon ordinateur portable posé sur le comptoir en granit de la cuisine pour annoncer deux semaines d’absence que personne ne remarquerait, amassé quelques affaires adaptées dans un gros sac, pris les clés de la voiture et fui vers les montagnes.

Et me voilà, roulant dans le brouillard depuis des heures, sur un réseau routier peu fréquenté en ce jour de semaine. Télépéage, distributeurs automatiques dans les aires de repos où je me contrains à faire quelques pauses, je n’interagis avec personne et ça me va.

Pas étonnant que soudain, la perplexité m’assaille. Quel est ce tunnel ? Je ne traverse jamais de tunnel sur la route du chalet…Soudain tiré de mon hypovigilance, un regard sur l’écran multifonction et sa carte confirme que j’ai raté la sortie habituelle et m’aventure dans la Terra Incognita de cette vallée alpine.

Je me souviens d'une petite route qui emprunte un col par lequel je devrais pouvoir retrouver ma vallée de destination, et je quitte l'autoroute à la sortie suivante, m'engageant dans une succession de routes qui bientôt, me font quitter le fonds de la vallée pour prendre de l'altitude. Je traverse quelques villages fantômes, déserts, silhouettes vagues dans un décor estompé. De bifurcation en bifurcation, les voies se font plus étroites, les cahots plus nombreux, la neige apparaît sur les bords, et une alarme m'indique le risque de verglas.

Bientôt, la voiture m'indique qu'elle s'est mise d'autorité en quatre roues motrices alors que les murs de neige grandissent. Tout disparaît, petit à petit, jusqu'à ce qu'une dernière épingle à cheveux me laisse sur une esplanade déserte et sans issue.

De l'autre côté du col, la route dont l'entretien dépend d'un autre département moins fortuné n'est pas déneigée. Je suis fatigué, et la perspective de redescendre dans la vallée, reprendre l'autoroute me désole. J'ai sommeil, faim, mais à cette époque, le « restaurant » du col dont l'enseigne disparaît sous le givre est abandonné. Je me laisse aller pour me reposer, mais quelque chose m'intrigue. Quelque chose dans la lumière change imperceptiblement, mais alors que la nuit ne devrait pas tarder à tomber, on croirait deviner le soleil...non, ce n'est pas ça…

La lueur croît, prend une teinte bleutée de plus en plus chaude, irréelle. Elle descend et je distingue une silhouette sombre, indécise, dans les filets de nuages que le vent du col pousse vers moi, silencieuse.

Je tends l'oreille, Si bémol Do La bémol La bémol Mi bémol ? Non, juste le bruit du grésil qui fouette les vitres au vent. La forme s'immobilise sur l'esplanade. Je me vois déjà ayant à convaincre un monde incrédule que le cauchemar a déjà commencé, d'ailleurs une alarme résonne, il faudrait que je m'éloigne, il faudrait que je prenne une photo sur Facebook, il faudrait…

Il suffirait que je me réveille.

Je me redresse, le bruit du klaxon sur lequel j'étais appuyé cesse.

Il n'y a pas de vaisseau spatial, je ne suis pas le nouveau David Vincent mais je me suis bien endormi sur ce col enneigé battu par le vent. Je frotte mes yeux fatigués. Le raccourci n'existe pas ce soir. La visibilité s'améliore, et je repars vers la vallée. Derrière moi, une lueur croît derrière les montagnes. La pleine lune, sans doute.

Sans doute ? 

vendredi 29 janvier 2016

Gene M - Fantastique

Je me sentais libre et heureuse dans ma voiture, en roulant sur l'autoroute.
J'avais le coeur léger  ce jour là. Je partais rejoindre des amis du côté de Sancerre pour un week-end de détente. Au programme : dégustation de vins, repas dans des restaurants gastronomiques et découverte des beaux paysages vallonnés de la région.

C'était un lumineux matin de printemps, l'air était doux, la vie renaissait..
Toute à mes pensées joyeuses pour les heures à venir, je ratai ma sortie.

Oh non ! pensais-je . Que c'est stupide !
Très vite la sortie suivante se présenta et c'est alors que tout bascula.
L'asphalte fit rapidement place à un chemin pierreux et puis plus rien qu'une herbe drue.

Je stoppai la voiture et regardai autour de moi. Le paysage ne ressemblait à rien de connu dans la région. Des rochers rouges qui m'évoquaient l'Estérel et un immense lac d'un bleu vert de lagon. 

Mais où suis-je  ? Je devrais pouvoir rejoindre une départementale.
Je m'aperçus alors que je n'étais pas seule : des hommes et des femmes au loin cheminaient sans but précis me sembla t-il. Quelque chose m'intriguait mais je ne parvenais pas à mettre le doigt dessus.
Il étaient loin, je remis le moteur en route et la voiture roula non sans mal sur l'herbe haute.

En m'approchant, je compris. C'était la disparité de leurs vêtements. Ils étaient déguisés. Ils devaient se rendre à un bal masqué ! Mais voyons cela n'a aucun sens, il est dix heures du matin....
Toutes les époques étaient représentées. Des gallo romains jusqu'à nos jours , en passant  par le Moyen âge, la Renaissance, la Révolution, le Directoire et ainsi de suite....

Leurs costumes étaient extraordinairement réalistes et réussis - je m'y connaissais un peu, j'avais fait un stage de costumière bien avant mes études de droit.
Je m'adressai à une femme en tailleur 1950.

- Madame, où sommes nous ? Quel est cet endroit ?
Elle me regarda fixement et murmura :
- Adressez vous au gaulois.
Mais pourquoi ne répond elle pas elle-même ? pensais-je.

Je scrutai la foule de nouveau et je réalisai que certains portaient des vêtements actuels, Je ne sais pas pourquoi mais c'est précisément à ce moment là que je pris peur. Je restai un moment, incapable de penser puis un grand gaulois s'approcha de moi.  Il avait détecté mon trouble et son regard franc me scruta avec bonté. J'eus immédiatement confiance.

- Bonjour, vous venez d'arriver, je suppose

- Je ne viens pas d'arriver, je suis perdue et je cherche à rejoindre Sancerre. Où sommes nous ?

- Préparez- vous à un choc Madame, nous ne sommes nulle part. Le temps s'est arrêté pour nous.Je ne suis pas déguisé, je suis vraiment un gaulois et toutes les personnes que vous voyez ici viennent d'époques différentes.

- Ne vous moquez pas de moi. Votre français est des plus contemporains et comment sauriez vous faire la différence entre le moyen âge et le Directoire ,

- en 2000 ans j'ai eu le temps de m'instruire. Il y a ici des philosophes, des mathématiciens, des historiens et j'en passe.

- Mais enfin que s'est-il passé ?

- Un astro physicien pense qu'il s'agit d'une faille dans l'espace- temps, une infime fraction de seconde et nous aurions basculé ici. Cette faille se reproduirait chaque année apparemment.

- Et bien moi j'ai envie de retourner dans la vraie vie du XXIème siècle.
Je trouverai un moyen...

(a suivre)

jeudi 28 janvier 2016

Arthur Hidden - Fantastique


C'était ma meilleure amie. Nous nous connaissions depuis la première année de fac à Paris. Au mois de février je m'étais cassé le bras droit au ski. Nous militions tous les deux à l'UNEF et à l'Union des Étudiants Communistes. Je ne l'avais pas spécialement remarquée jusqu'alors mais nous fréquentions en fait le même amphi. Elle était venue me voir à la fin du premier cours magistral qui suivit mon retour à la fac, après mon accident, pour me proposer de prendre les cours pour moi. Je n'avais aucune raison de refuser.

A l'UEC nous appartenions à un même petit groupe de copains proches, nous disions camarades, nous étions en fait des amis. Elle nous avait invités plusieurs étés de suite à passer deux ou trois jours dans la grande maison familiale de ses grand-parents, une maison de village près d'Avignon. Nous allions ensemble au festival d'Avignon, surtout au off, nos moyens de l'époque ne nous permettant guère de fréquenter le in. De mon côté je l'avais invitée une fois avec deux autres membres de notre bande d'amis chez mes parents dont la grande maison désertée de mes frères et sœurs, tous plus âgés que moi et mariés, nous avait accueillis près de Lyon. Cela devait être à la belle saison car je me souviens que nous nous étions baignés dans la piscine.

J'étais à une époque de mon existence où malgré mon progressisme affiché je classais toutes les filles sensiblement de mon âge en deux catégories: "baissables" ou "non-baisables". Je fuyais le plus que je pouvais la seconde catégorie qui ne pouvait m'apporter que des désagréments pour mieux concentrer mon intérêt sur la première. J'avais une toute particulière prédilection pour les minettes que je qualifiais de bourgeoises vis-à-vis desquelles, pour des raisons noblement idéologiques, je me croyais autorisé à faire preuve de la plus grande infidélité voire goujaterie.

Elle seule échappait à cette summa divisio. Notre relation d'amitié avait à mes yeux d'autant plus de prix qu'elle était complètement asexuée, ce qui me prouvait que je n'étais pas complètement aliéné par l'esprit de prédation sexuelle capitaliste. Si nous nous parlions de tout nous évitions d'un commun accord d'évoquer ce registre précis de nos existences respectives. Je crois qu'au fond j'attachais trop de prix à notre amitié pour risquer de la banaliser dans une relation amoureuse.

Je sens que certains d'entre vous sont sceptiques. Pour vous prouver ma bonne foi je vais relater un fait apparemment litigieux mais qui manifeste clairement le caractère non sexué de notre relation. Un jour je caressais l'idée que je lui aurais fait un enfant. Notez bien que je n'étais pas dans ma liturgie érotique habituelle, réelle ou fantasmée: moi pénétrant une femme. Pas du tout. Ce que visait ma rêverie c'était simplement de laisser en quelque sorte ma trace dans son corps à elle, sous forme d'un enfant à qui elle donnerait naissance. Une conception virginale en somme.

Bref, simplement pour dire qu'au début de ma vie professionnelle j'avais trouvé un travail à Valence. A la fin d'un week-end du 14 juillet que j'avais passé chez des amis en passant par Lyon je décidais d'aller saluer mes parents avant de retourner à Valence. Ma mère me dit: "Qu'elle dommage, ton amie revenant d'un mariage est passée nous voir avant de retourner en vacances à Avignon. Elle pensait te trouver mais tu l'as loupée de peu. Elle est vraiment charmante. Elle s'est baignée dans la piscine et on a dîné ensemble".

Sur le moment j'avoue ne pas avoir tant été déçu de l'avoir manquée que vexé qu'elle soit venue chez mes parents sans moi et qu'ils l'aient si bien accueillie. Sur l'autoroute je repensais à tout ça lorsque, aux abords de la sortie de Valence Nord je fus illuminé d'une évidence: elle ne le sait pas encore mais elle m'aime et je suis l'homme de sa vie. Tout était si simple, si clair, mes vagabondages sexuels révolus. J'allais vivre désormais pour la rendre heureuse !

Je ratais ma sortie d'autoroute.

La suite ? Je riais par avance de sa surprise lorsque je lui ferai part de ma grande découverte. Je l'imaginais me tombant dans les bras, me déshabillant fiévreusement. J'imaginais pour la première fois son corps nu. Je ... Et soudain une angoisse irraisonnée. Il fallait faire vite. Il y avait urgence. Un autre peut-être. Vite! Vite! Tout lui dire. Pas un instant à perdre. Et j'ai roulé comme un fou dans un paysage peuplé tour à tour de délices et d'atroces mouvements de jalousie et de regret d'avoir laissé échapper le bonheur de ma vie. Plus je roulais moins je pouvais m'arrêter.

Deux heures du matin. Arrivé je ne sais comment dans le village silencieux au pied de la grande maison aux volets fermés. J'ignorais qu'elle fenêtre était celle de sa chambre. Allais-je oser sonner, au risque de réveiller ses grand-parents, ses parents peut-être ?

Où lire Arthur Hidden

Clémence - Fantastique 2

Kaléidoscope

Elle mettait en cette fin de journée, un point final à quarante années de travail.
Il vint la chercher en voiture.
Elle déposa un unique carton dans le coffre sans remarquer l'énorme valise. Elle déposa le bouquet
de fleurs sur le siège arrière et s'installa à l'avant. Elle boucla sa ceinture de sécurité.
La voiture était silencieuse. Eux aussi.
Ils quittèrent le centre ville, s'enfoncèrent dans la périphérie et atteignirent l'autoroute. Sans
encombre.
Une demi-heure et ils seraient chez eux.
La sortie habituelle s'annonça. Il ne la prit pas. Elle le regarda et haussa un sourcil. Aucune
réaction.
Elle commença alors son histoire.
« Il prendra la sortie suivante, nous filerons en direction de ce charmant restaurant au menus
raffinés, nos amis et connaissances nous accueilleront, le champagne coulera au milieu de la
rivière des souvenirs et des projets .... »
Il prit la sortie suivante comme prévu.
Le silence devenait inquiétant.
Une longue ligne droite. Il tourna légèrement la tête, les mâchoires serrées, il lui dit :
­ Te voilà retraitée. Moi, je le suis depuis cinq années. Je ne changerai rien à la vie que je me suis
organisée. Je ne cuisinerai pas pour deux, je ne me priverai de rien et tu ne m'imposeras rien.
Elle reçut ses paroles comme des boulets de canon. Elle n'eut pas mal au creux de l'estomac, elle
n'eut pas mal au cœur. Elle remarqua juste de petits clignotements dans son champ de vision.
Ils arrivèrent chez eux.
­ Je ne vois rien....
­ Il n'y a rien à voir, c'est ainsi.
Ils sortirent de la voiture. Les clés de la maison en main, elle prit son carton, son bouquet de fleurs
et se dirigea vers la porte principale.
Il restait planté près de sa portière.
Elle entra.
Il cria :
­ Je pars dans « ma » maison, dans les Landes.
Elle s'installa dans le canapé. Téléphona à son amie médecin et lui expliqua. Non pas le départ de
son mari, mais son problème visuel. Elle se reposa une quinzaine de jours, dormit assise et
réfléchit beaucoup, chercha la première fêlure.
Par un matin de grand soleil, elle partit. Prit l'autoroute et s'en alla vers le nord. Toujours plus loin,
au nord. Elle visita des villes bleutées et des bords de mer au ciel trop bas.
Elle écuma les musées et les cinémas.
Une affiche retint son attention. Un concert dans la capitale. Anne­Sophie Mutter. Les concertos
pour violon de Mozart. Elle prit place dans la salle Art­déco. Un siège était encore vacant.
Les portes se fermèrent. Dans l'obscurité, il s'installa.
A l'entr'acte, ils se présentèrent et bavardèrent.
Le concert fut féerique, leur rencontre fantastique.
La voiture était silencieuse, eux aussi. Ils s'engagèrent sur l'autoroute de leur nouvelle vie.

Tiniak - Fantastique

MISTAKEN ROUTE 806



« Quittez l'autoroute au prochain échangeur. »
J'interrompis le programme et le mis en suspens. D. me livrait à nouveau son sentiment, avec ce calme qui la caractérise, légitimant son opposition mesurée à mon dernier propos, lequel portait sur le sujet qui nous tenait autant à cœur qu'il pouvait révéler nos points de vue, souvent divergents : l'art; de la manière de l'exprimer ou de le percevoir.
Tandis que la radio diffusait un Impromptu de Gabriel Fauré, nous devisions sur la nécessité (ou pas) d'entourer l'œuvre artistique d'un propos explicitant son processus. Je le prétendais à peu près inutile, dans la plupart des cas. D. lui trouvait des vertus intrinsèques, propres à activer une compréhension de l'œuvre, la plus large possible.
« Expliquer la démarche de l'auteur, c'est rendre accessible la dimension artistique de son œuvre, disait-elle. »
Je soutenais que non. Qu'une œuvre devait parler d'elle-même ou pas. Je tentais d'étayer mon propos sur la base d'une éducation à l'art, laquelle devait intervenir en amont de la mise en présence de l'œuvre et du quidam. Quidam dont la personne, ainsi formée et sensible à l'esthétique, pouvait mobiliser l’appropriation de ses connaissances pour réagir. Ce qui n'exonérait toutefois pas l'œuvre de proposer quelque chose qui sache susciter l'émotion, support d'une libre adhésion (ou non) à son intention esthétique, voire à sa quête d’universalité. J'en étais là de l’exposé de mon hypothèse, quand D. m'interrompit :
« Tu pérores mais, n'est-ce pas là qu'il fallait sortir ? » s'étonna-t-elle, avec une inquiétude grincheuse. (D. avait horreur de se perdre...).
« Oups ! fanfaronnai-je. Ne t'inquiète pas. Nous prendrons la suivante, puis nous aviserons selon les indications du GPS. »

Ce que nous fîmes... vingt bornes plus loin.

Galère, quand même ! Bled nazes, route pourrie. Des Camions ! Des Camions ! Et encore des Camions ! et pas moyen de doubler. Avec ça que ça nous faisait louper les panneaux, et tout. Le bordel, quoi.
« - Didi, tu veux pas changer la radio, là ? J'en peux plus de leur blabla de cultureux, quoi.
- De suite, mon Loulou. Je nous remets RTL. »
Elle a tombé dessus pile poil.
« - Ah, ouiche ! C'est mieux. Merci bien, ma Didi. »
Bon, c'était pas tout ça, mais sur les panneaux, y avait toujours pas le nom du bled où qu'on devait crécher pour la nuit.
« - T'es sûr que c'est la route, dis, mon Loulou ?... qu'elle me fait.
- Ben, pas trop. Mais on est dans le bon sens, quoi, déjà... que j'ui dis.
- Pisque tu l'dis. C'est toi l'homme, hein... qu'elle me fait.
- Je veux ! »
Que j'ui dis.

Où se perdre en route

Arpenteur d'étoiles - Fantastique


LA RENCONTRE DE NOS IMAGINAIRES

Depuis le début de ma vie professionnelle, j’ai dû parcourir en voiture pas loin de deux millions de kilomètres. Alors, les automatismes de conduite, les habitudes des grands axes, la connaissance profonde de la France et de quelques pays limitrophes, les conversations téléphoniques n’en finissant pas, impliquent forcément de la distraction, des rêves éveillés le regard fixé sur la route, des pensées absurdes et d’étranges évasions.
Et l’anecdote qui va suivre fut une réalité.
Tard le soir, je roulais tranquille sur une autoroute quasi déserte. J’allais rejoindre un hôtel où je descendais assez souvent. Mais, mon esprit s’envolait vers d’autres cieux délaissant les aléas du métier, et je ratais la sortie menant à mon étape habituelle. Quelques kilomètres plus loin j’empruntais la sortie suivante que je ne connaissais pas. La bretelle décrivait une parabole immense et surprenante que je suivis, imaginant qu’au prochain carrefour je pourrais rejoindre la route menant à la ville. Ce ne fut pas le cas.
La voie s’était transformée en une longue ligne droite. Le jour fit place à la nuit tombante et j’arrivais sur un plateau immense, aux horizons barrés de montagnes blanches et élevées. Le soleil inondait de lumière des prairies couvertes d’inflorescences multicolores doucement agitées par une brise tiède. Je m’arrêtais sur une sorte d’aire herbue, effaré par ce paysage incroyable, mais que bizarrement je semblais connaître.
Soudain, une ombre s’étendit au-dessus de moi. Je levais les yeux et restais sans voix. Un hippogriffe aux ailes colossales effectua une gracieuse courbe et se posa tout près. Etonnement, je ne fus même pas effrayé. Deux personnages en descendirent et m’adressèrent la parole :
- Alors l’Arpenteur que fais-tu là ?
- Je me suis perdu, répondis-je. Mais comment connaissez-vous mon nom ?
- Et bien, c’est toi qui a écrit un pan de notre histoire …
Et là, je les reconnus : Harpidesternen et sa compagne Bastheta. L’hippogriffe devait être Grandcornu.
- Pourtant je vous ai créés, imaginés … Vous ne pouvez pas exister !
- Cher Arpenteur, tu ne nous as pas créés. C’est nous qui t’avons inspiré durant ton sommeil, afin que tu racontes ce que nous avons véritablement vécu.
J’étais à la fois abasourdi et heureux de voir « en vrai » ces personnages qui m’avaient habité durant plusieurs mois et dont j’avais révélé leurs combats contre Arkham et ses créatures du diable, puis leur victoire et l’établissement de la paix et le doux mélange des espèces des terres de l’Avers.
- Nous sommes dans la vallée perdue, ici ?
- Exactement. Harpidesternen souriait.
- Mais comment pouvez-vous « être » dans notre univers humain. ? A la croisée d’improbables chemins.
- Nous savons sans doute plus de choses que les hommes. Il n’y a pas qu’un seul univers, mais une infinité de multivers parallèles. Et parfois certaines portes s’ouvrent permettant des passages fugaces. Peut-être, une autre fois, tu pourras rencontrer Yaddo et Monalisa, voire même Toumba sur le mont Muchinga … Allons, il nous faut refermer la porte, car son ouverture est éphémère. Tu as les amitiés de Gorouk et d’Hasterin. Adieu, Arpenteur, ou peut-être au revoir.
Je posais ma main sur le mufle humide de Grandcornu et tout s’évanouit. La nuit était à nouveau là. A l’est, une étoile brillait plus que les autres …
Devant moi, le péage autoroutier et ses flèches lumineuses. Je reprenais ma voiture, encore tremblant, les larmes au bord des yeux. La nuit fut longue, très longue. Le sommeil ne vint pas et je replongeais dans mes écritures passées, le cœur battant.

mercredi 27 janvier 2016

JCP - Fantastique


La maison du verbe

1
J'aime l'autoroute, piste large et balisée où le contrôle paisible de l'auto laisse à la pensée un certain loisir d'évasion sur ses infinies rectitudes. J'étais en mission d'entreprise, chargé d'un contact aux retombées escomptées prometteuses par mes commanditaires.
L'autoroute étant déserte à cette heure, je me plaisais dans la contemplation des marques blanches défilant à mes yeux fascinés, volant figé sur la bissectrice en pointillés de cet angle aigu - dont jamais ne paraît le point de rencontre de ses côtés si longs... peut-être aujourd'hui, rattrapant l'insaisissable horizon pied au plancher, le verrais-je enfin ?... lorsque sur ma tête passait, si vite, le panneau "SORTIE 23" - ma sortie ! Maudissant mon humeur contemplative c'est peu après, éveillé aux réalités routières, que je pris dépité la sortie "23 BIS".
Soudainement rétrécie, la route s'engageait dans une zone boisée à la végétation dense, et de son goudronnage incertain perçaient en son milieu de longs massifs herbeux, dont le raclement sonore au bas de caisse indiquait l'entretien et la fréquentation modestes. Privé d'autre ressource, je poursuivis sur une bonne dizaine de kilomètres sans croiser de véhicule, sans voir de carrefour, et sans le moindre panneau indicateur.
Où m'étais-je donc fourvoyé ?

2
Au détour d'un virage serré, un espace dégagé parut enfin et, au fond d'une esplanade goudronnée où stationnaient des autos : une grande bâtisse de belle allure. J'allais enfin pouvoir demander ma route. Garé parmi la quinzaine de véhicules plutôt cossus, je franchis les quelques marches du perron de pierre blanche et poussai, incongrue en ces lieux, la longue poignée dorée d'une porte de verre fumé. Derrière un haut comptoir de marbre noir (était-ce un hôtel ?), une employée sèche et défraîchie, les yeux grandis par des verres épais, me fit sans préambule :
- Entrez monsieur, je ne vous salue pas - vous connaissez les règles. Nous n'attendions plus que vous ; c'est au fond du couloir.
De mieux en mieux : m'y croyant égaré, je suis attendu en ce lieu !...
- A... attendu dites-vous ?
- Certes monsieur Naudières... André, n'est-ce pas ?
Ce nom n'était pas le mien, pourtant j'acquiesçai d'un hochement de tête assorti d'un demi-sourire.
- Mais veuillez ne pas tarder, reprit-elle, nos gens s'impatientent savez-vous... tenez, voici les documents, fit-elle me tendant vivement un mince fascicule à la reliure rouge, que je pris par jeu : un élan irrésistible me poussait à vivre le cocasse de la situation jusqu'à son improbable dénouement. Qui n'a pas souhaité un jour se trouver embarqué, dans un rêve éveillé, vers les aventures...

3
D'une curiosité croissante, j'empruntai le couloir désigné, et poussai tout au fond la grande porte capitonnée où s'étalait en lettres dorées l'énigmatique inscription "Salle du verbe". J'y pénétrai.
La dizaine de personnes assises là ne paraissait attendre aucun André Naudières, ce que contredisait le fauteuil vide au délicieux rembourrage qui, lui, m'accueillit. Les conversations allaient déjà bon train, autour de la longue table ovale couverte d'un tapis vert pareil à ceux des tables de billard.
A mon bonjour intimidé succéda un silence général, et des têtes sévères brièvement inclinées. Puis, au levé de doigt d'un des participants - animateur, chef, président peut-être ? -, une phrase prononcée de concert s'éleva, impérative, en lente litanie : "Vous connaissez les règles" ; et, sans me laisser répondre, les conversations reprirent en bloc, avec la même animation, indifférents tous à la stupéfaction que je ne sus cacher.

4
C'est alors que je perçus dans cette houle verbeuse qui allait et venait un ton, une musicalité répétitive jamais ressentis, même au cours des tristes réunions de travail auxquelles j'étais parfois tenu d'assister. Et de ces sonorités au rythme régulier, émergeait un fond plus sourd sur lequel on pouvait se laisser porter, comme au concert, la pensée éteinte. Je parvins à isoler les expressions les plus fréquentes :

"- Donqueu voilà.
- En fait on va dire - Voilà.
- Ça va le faire.
- Ha ha, ha !
- En mêmeu temps...
- C'est un peu...comment dire...Voilà.
- En fait ya pad souci.
- Hi hi, hi !
- C'est queu du bonheur - Voilà.
- On est sur du lourd.
- Ha ha, ha !
- Et c'est pas fini.
- Ya pas assez de... En fait voilà.
- Ho ho, ho !
- Nous devons stigmatiser l'amalgame !
- En fait, faut-il amalgamer les stigmates ?
- Hi hi, hi !
- Faut arrêter !
- On reste connectés, et pour le coup : voilà.
- On partage sur le "achtag".
- En temps réel.
- Ha ha, ha !
- Donqueu, en fait voilà."

Soudain, de la bouche d'une ravissante jeune femme en bout de table :
- Savez-vous que la vérité reçue comme telle est parfois native du cadavre des plus grands mensonges ?
Comme d'un commutateur abaissé, tous se turent et reprirent dans un ensemble parfait :
"- Respectez les règles !..."
- La remarque est juste fit-elle, rembrunie malgré ses cheveux blonds. Celle-ci rassembla ses documents, les fourra dans sa mince serviette de cuir, et se dirigea en silence vers la sortie sans protester, alors que nos regards se croisaient.
Stupéfait de la rigueur tacitement admise, je me figeai dans le silence - attentif cependant.
Et je ne fus pas long à comprendre, à la teneur des trains de mots qui couraient autour des bouteilles d'eau minérale et des verres disposés sur la feutrine verte, que l'on s'exerçait ici, dans une ferveur indicible, à parler pour ne rien dire : la parole signifiante y était bannie, au profit de mots et de rires formatés issus tous du répertoire de quelques pages, inclus au fascicule que l'hôtesse avait distribué. Le feuilletant, je fus tout à fait édifié : le langage pratiqué là se voulait fondé sur le flot de ces résidus linguistiques, où surnageraient, égarés, les mots indispensables - qu'on ne prononçait pas ici sous peine d'exclusion !

Et tant de ces déchets verbaux - que l'assemblée s'obstinait à manipuler jusqu'à maîtrise parfaite - vibraient dans les airs que ceux-ci, par souci de purification, s'en libéraient, et l'on voyait partout se répandre une neige sans poids dont les cristaux, de lettres enchevêtrées, se déposaient sur la table, sur le parquet, sur les épaules et les bras, sur les jambes des personnes assises à cette table, dans la senteur et le crissement léger des chutes alphabétiques.
On ne vit bientôt dépasser que des têtes de la masse écumeuse.

5
Déployant alors mon corps avachi du confort de son assise, je m'ébrouai vivement de l'enduit lettreux, et me retirai à pas feutrés de cette académie aux lettres purulentes ; passant la porte silencieux, je pris le couloir à pas de géant, franchis le hall d'accueil à la course une main levée vers l'hôtesse, sautai les trois marches du perron, et me retrouvai sur le parking assis au volant de mon auto portière ouverte, les yeux hagards et hors de souffle ; lorsque j'entendis :
- Vous aussi, vous n'avez pas pu n'est-ce pas...
C'était la jeune femme qui avait dû quitter la séance, suite à son erreur de langage.
- C'est donc vous... je n'ai même pas essayé ; qu'est-ce que tout ceci ?...
- Un autre monde, un autre monde, savez-vous...
Et la jeune femme (m'avait-elle remarqué - et attendu ?...) me conta par le menu la somme des capacités requises - que l'on tentait de développer derrière ces murs -, pour être admis comme animateur ou chroniqueur des émissions populaires du petit écran ; selon celle-ci, on exigeait là plutôt des incapacités poussées à leur paroxysme, et perçues en vertus audimatiques par les chaînes de télévision.
Elle n'avait pu masquer un quotient intellectuel hélas trop élevé.
Cette révélation me laissa sans paroles.
- Un autre monde vous dis-je, me répéta t'elle en s'éloignant, non sans m'avoir remis sa carte de visite avec un sourire.

6
Le GPS me ramena à bon port, non sans quelques maleroutes supplémentaires, car il ne paraissait pas informé de ces lieux obscurs.
Le retard pris à l'occasion de cette journée perdue, où je "paraissais avoir oublié ma mission d'approche de la toute puissante société POWERCOM", me fut vertement reproché lors d'une réunion toute autre - où le discours n'était que trop compréhensible.


Toute ressemblance avec des situations réelles serait surprenante.

mardi 26 janvier 2016

Lorraine - Fantastique

L’auto a fait une embardée
Ciel, j’ai perdu mon air sérieux
Mon sac, mes souliers, Oh! mon Dieu
En quoi me suis-je transformée ?...

J’ai là des roses et des cerises
Et des chansons dans mon chapeau
Un chat blanc qui fait le gros dos
Et des envies de gourmandise

J’ai des parfums venus d’ailleurs
Des lampions pour les soirs d’hiver
Des rubans bleus, des rubans verts
Et des jabots de Monseigneur

J’ai dans la tête un chant d’été
Aux mains des gants de filoselle
Un jupon court de demoiselle
Et sur mes lèvres la gaîté

Je vais nu-pieds dans le cortège
Qui nous entraîne tous ensemble
Vers le destin qui nous rassemble
Pour un dernier tour de manège

Et si j’agite un tambourin
Comme la folie qui chantonne
Je ne suis pas cette personne
…Et j’ai retrouvé mon chemin.

Où lire LORRAINE

Clémence - Fantastique

Le ciel est vert.

Elle ferme doucement la porte de l'appartement et descend au garage. La voiture est prête.
L'aventure commence à trois heures du matin.
Première pause. Refaire le plein, boire un petit café, se rafraîchir. Tout va bien.
Les vignes s'invitent dans le paysage. Deuxième pause. Boire un café, grignoter un croissant, se rafraîchir. Tout va bien. Les heures et les kilomètres se déroulent dans une paisible régularité.
Les indications chantent la Provence, les cigales aussi.
Le ciel et le soleil ne se sont pas avares de leur plénitude.
Son coeur s'emballe. La Saint-Victoire n'est pas loin.

Enfin, sa silhouette apparaît, toujours aussi belle.

La fatigue se manifeste par de légers picotements aux yeux et au bout des doigts. Elle décide de prendre la prochaine sortie. Quelques minutes perdues sur trois semaines de vacances, ce n'est pas grave !

Elle est troublée. Le paysage semble ne plus être celui qu'elle connaissait. Et pourtant, elle n'a pas quitté l'autoroute. La prochaine sortie n'est pas encore annoncée.
Elle passe une main sur son visage et respire profondément. Elle a retrouvé son assurance.

La sortie est annoncée. Elle se prépare à prendre la bretelle. Un éclair l'éblouit. Lorsque sa vision redevient normale, elle se rend compte qu'elle a raté la sortie de Saint-Maximin.
- Va pour la suivante...

Elle prend la sortie suivante. Tout va bien. Elle connaît l'itinéraire comme sa poche. Et pourtant le paysage semble ne plus être le même.
Elle entend de petits crépitements, comme le sable qui crisse entre les doigts.
Le feuillage des chênes descend plus bas, laissant apparaître trois ou quatre branches maîtresses nues.
« Une lièvre » traverse la route, les quatre fers en l'air.
Le monde tourne un peu fou….
Le soleil est bas et il est à peine quinze heures.
Une heure ou deux de décalage, à l'heure d'été ?
Les nuages défilent comme une rivière pétillante.
Depuis les inondations, des travaux de vigilance sont réalisés…
Les oliviers ont déposé leur couronne à terre.
Ce n'est pas la période pour les tailler. Ou c'est de la négligence !
Les panneaux sont à l'envers….
Encore des petits rigolos….
L'air devient lourd….
Le réchauffement climatique ? Ma clim est-elle défaillante ?
Le ciel devient turquoise.
Le Verdon ne coule pas ici…
Le ciel est vert. L'herbe est bleue.
Le temps et l'espace se sont effacés.

Un choc. Elle n'existe plus.
Un grondement. Les roues tournent dans le vide.
Elle cligne des yeux, bouge la tête. 

- Rassurez-vous, vous vous en sortez avec quelques contusions..