lundi 15 février 2016

Pascal - Entre le tic et le tac

L’Horlogerie des Cordeliers  


Tic…


Ici, partout s’affiche l’heure au métronome de la Précision rigoureuse. On a emprisonné le Temps, on l’a même apprivoisé. Pourtant, il « tic-tac » un peu partout, il déborde, il tintinnabule, il cadence, il s’octroie, il ronronne, il coule, il s’affiche sur les cadrans comme une publicité de ponctualité millimétrée. Les échos des minutes et des secondes se mélangent dans une joyeuse cacophonie de picorements insatiables.  


Ici, l’heure est omniprésente au rendez-vous du Temps ; impossible de passer entre les mailles des secondes et des blancs qui les justifient à l’improvisation calculée revenante. On a étalonné le Temps.  Séquestré, il déborde ! On ne peut le faire taire ! Il tricote les heures dans son cadran, pendant la course folle des aiguilles cavaleuses. Regardez ! Il valse ses heures à quatre temps sur une piste de danse ! Ecoutez ses échos inlassables ! Sentez donc les frissons sur vos bras ! C’est une poignée de secondes d’émotion !...
L’inclinaison du soleil, la révérence des ombres, la moiteur frileuse, l’automne hésitant, le printemps travailleur : c’est dans la boîte. Par dépit ou par impuissance, on l’a muselé. Ici, dans un gousset, on l’a coincé entre les mécanismes. Là, dans un châssis, on a ajusté les contrepoids. Ici, dans une montre, on a caché des carats dans les axes et les pignons. Là, dans la pendule d’argent, les heures tissent déjà des canevas de souvenirs…  


Même s’il se faufile entre les ressorts, même s’il s’insinue entre les engrenages, c’est presque réconfortant de le savoir prisonnier ; on voudrait tellement que les Horloges de sept lieues se taisent un peu… Ô Temps ingrat ! Suspends le vol de nos Vies !...


Tout à coup, dehors, Jacquemart sonne son Temps et tous les réveils, toutes les montres, toutes les horloges de cuisine, toutes les pendules de salon du magasin lui emboîtent le pas. Elles s’animent à l’unisson de son heure ! C’est l’harmonie cacophonique, l’intransigeante décrépitude annoncée, la ponctualité des cheveux blancs, l’anniversaire des autres. C’est l’heure pour donner de l’embonpoint à la journée, l’heure pour ne pas être en retard, pour honorer ses rendez-vous, pour les bouquets de fleurs, pour les adieux, les toujours, les à jamais. C’est l’heure, plus rapide que la sirène des usines, plus assidue que l’amoureux transi, plus rigoureuse qu’un clocher de Jésuites, plus affamée qu’une vague montante sur une plage de galets.


Il est huit heures ! Il est vingt heures ! C’est l’heure de la représentation journalière, du grand spectacle de la Vie, des rires, des rides, de la nuit ! Qui du quart, de la demie et des trois-quarts a son quota de minutes ? Quinze, trente, quarante-cinq, bien en rang, bien organisées à la future chorale de l’heure ?... Aux bucoliques c’est : minute, papillon ! Aux amoureux, c’est : avec toi, je ne vois pas le Temps passer… Aux riches : c’est de l’argent. Les oisifs le tuent, les pressés le gagnent, d’autres le dansent. Il y a le Temps des cerises, des moissons, des vendanges ; il y a le Temps qui patiente et le Temps qui espère. Il est biblique, moderne, atomique, imparti, joueur, prestidigitateur. N’est-ce pas l’ombre du quart qui s’immisce dans le rideau de la devanture ? Regardez, la demie s’est affichée sur la vitrine avec son cortège de falbalas lumineux !


Il est douze heures ! Il est douze heures ! Dans le magasin, c’est l’affolement ! Les étagères tremblent, les vitres frissonnent, la poussière réveillée se « vertêbre » aux ding et aux dong de la symphonie horaire ! En harmonie, tous les coucous s’égosillent à la chorale de midi ! Regardez la houppette de celui-ci, les ailes déployées de celui-là ! Ils pourraient bien s’envoler tant l’invite du brouhaha les affole ! Ils bouffent les graines des secondes !...


Tic-tac ; c’est l’heure de retourner les vils sabliers ! C’est l’heure insipide qui appelle la suivante à coups de secondes rigides, égrenées à l’office du Temps ! C’est l’heure adipeuse, l’heure enjôleuse, gonflée de ses minutes assassines. Tic-tac ; les enfants rient, les cheveux se blanchissent, l’avenir est au supermarché des Illusions. Tic-tac ;  les nourrissons pleurent leurs biberons, les hommes rentrent le ventre, les vieux s’attellent à leurs cannes, les jeunes s’arrangent avec les rayons du soleil… Tic-tac ; c’est le bouillon de onze heures, Paris s’éveille, c’est l’instant le plus lourd, c’est l’instant des cathédrales. Avec le Temps, tout s’en va… Tic-tac ;  menthe ou grenadine ; c’est l’heure de manger, d’aimer, de danser, de boire, de dormir, de mourir. Tic-tac ; c’est l’heure des malentendus, des malentendants ; c’est l’heure qui s’ignore, de la bave qui décore, c’est l’heure qui inflige, celle qui néglige, celle des gouttes de perfusion, celle des horaires de visite, celle des prières de contrition…Tic-tac ; à l’aventure, à l’assaut, à l’arrière, à l’ennui, à l’agonie… Tic-tac ; en attendant, pour contrebalancer cette implacable ruée, c’est bouteilles de blanc, de rouge, de rosé, jusqu’à la mise en bière… Tic-tac ; baptême ! Champagne ! C’est ma tournée !... Tic-tac ; j’ai perdu mes parents, mes amis, mes Amours, mes souvenirs… C’est l’heure du dernier train, celle des horaires du dernier Voyage. Tic- tac ; bourgeons, feuilles vertes, feuilles rouges, feuilles jaunes, feuilles raides, feuilles mortes… Tic-tac ; dans la caserne, c’est le clairon ; dans la cour de l’école, c’est la rentrée ; dans les champs, c’est l’Angélus… Tic-tac ; on célèbre un nouveau-né, les minutes perlent sous les paupières des vieux, le Temps fait son Œuvre. Au stade, c’est la mi-temps, le tiers-temps, le quart-temps… Tic-tac, dépêche-toi, ça va commencer ! C’est bientôt fini ! Trop tard ! C’est fini !... Ô vent, emporte le Temps… Même les plus chouettes souvenirs… On ne vit plus avec ceux qu’on aime à cause des rides du satané… tic-tac…  


Alors, méticuleux, l’horloger des Cordeliers ajuste les aiguilles, tourne les clés, remonte les poids…


Tac…

7 commentaires:

  1. le rythme que tu as mis dans ton écrit évoque comme une course folle, et cela m'a bien donné le sentiment du temps échevelé qui file à toute allure

    mais il s'éloigne le temps où les horlogers prenaient soin des mécanismes complexes de nos horloges ou montres :(
    ma mère avait un cousin horloger, et j'étais fascinée, enfant, lorsque nous allions dans son minuscule atelier où s'entassait tellement de visions de l'heure, et de manières de la mesurer

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  2. Entre ton tic et ton tac mille pendules s'agitent en une symphonie fantastique! Ah la bonne heure !

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  3. Très beau texte, comme un tableau, riche, dense, précis, fort.

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  4. Arpenteur d'étoiles17 février 2016 à 19:58

    l'horloge des Cordeliers et de Guignol et Gnafron :o)
    Un très beau texte, dense et au rythme soutenu, avec une vraie philosophie du temps ... superbe !!

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  5. Qui dit oui qui dit non , qui dit, je vous attends

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  6. Pascal j'ai beaucoup aimé ton temps bucolique, amoureux, riche, oisif, pressé, dansé ! C'est très bien vu tout ça. Il y a aussi cette perle ( c'est le cas de le dire ): « les minutes perlent sous les paupières des vieux » - très beau !

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  7. Un texte très dense qui observe et scrute le temps et les effets du temps qui passe.
    Tous y est, à la seconde, bien rangé, bien ordonné.Et puis, tout à coup, le rythme change, tout se bouscule et se précipite!
    Juste que cela fait beaucoup à placer entre le tic et le tac. Un horloger avisé pourrait-il remédier. ...on ne sait jamais.....

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