mercredi 2 mars 2016

L'Arpenteur d'étoiles - Tout était en déséquilibre

Der Bootsman

Tout était en déséquilibre. Le monde, les hommes, la vie. L’Europe était en sang. Les ravages de la guerre, l’inéluctable avancée des hordes nazies, les premiers résistants. Lui, avait été requis pour aller travailler en Allemagne.

Et pourtant il y eut aussi des moments de grâce.
L’envol des grues cendrées depuis les vorgines bordant le grand fleuve et l’incroyable bruit de ces milliers d’ailes battant l’air sec et froid. Ou encore la mélodie plaintive d’un violon tzigane surgi de nulle part, lors d’un séjour le long des quais de Breslau.

Mais il y eut le froid, l’humidité, les aboiements du chef de pont, la solitude, la peur peut-être. Il y eut aussi cette vision fantomatique, ancrée à jamais dans son esprit. Dans une brume blanche, des files d’hommes décharnés, en pyjama rayé, marchant sur les chemins de halage. Le claquement assourdi des ordres secs. Des formes à peine apparues, aussitôt mangées par le brouillard. Puis leur lent dépassement et le regard qui les cherche encore, longtemps après.

Dans sa tête, des musiques pour tenir et se rappeler avant, et la volonté absolue de fuir. Breslau, Stettin, l’Oder, frontière liquide entre Allemagne et Pologne, Stettin, Breslau. Le temps qui coule au fil des eaux grises. Les écluses interminables et, dans les ports, les grincements tristes des grues chargeant charbon ou minerai dans le ventre de la péniche noire.

Un jour, la découverte de la crainte souveraine des maîtres : celle de la maladie, de l’épidémie. Alors le plan échafaudé. Feindre la souffrance, la faiblesse. Se fabriquer une toux rauque. Se sous-alimenter en secret. Espérer des vertiges soudains.

A la prochaine étape, visite médicale. La nuit précédente, des cigarettes de mauvais tabac roulées dans du papier, puis trempées dans de l’huile de vidange. Les fumer en retenant sa respiration. Sentir l’odeur épouvantable. La fumée qui brûle les poumons. Tenir. Garder le poison qui tapisse les bronches. Ne pas tousser. Ne pas rejeter. Une et puis une autre et une autre encore.

Chez le médecin, paraître, jouer encore le rôle. Diagnostic : tuberculose. La panique des bateliers. Le renvoi immédiat. Le départ précipité avec le billet dans la poche de la veste. La pauvre valise faite à la hâte, mais dans le cœur l’espoir immense.

Trois jours de train avec l’angoisse d’être repéré comme simulateur. Enfin Strasbourg. Puis, tout au bout des rails, Saint Etienne. Durant tout le voyage, un air et des paroles ne l’ont pas quitté :
« Liberté, liberté chérie
combat avec tes défenseurs ».

Quelques mois après le retour, ce furent les maquis de Haute Loire, les Alpes, puis l’armée du Rhin.

Il avait vingt ans. Il était mon père.

Vitrail de l'église de Marols dans les monts du Forez

12 commentaires:

  1. Splendide évocation d'un passé tragique où la maladie devient espoir, et la liberté un bien enfui.
    ¸¸.•*¨*• ☆

    RépondreSupprimer
  2. Émouvant et fort, puissante évocation de l'indicible, avec les bons mots, bravo.

    RépondreSupprimer
  3. Qu'importait le moyen pourvu que cesse cette descente aux enfers... un texte fort

    RépondreSupprimer
  4. j'aime énormément lorsque tu rends hommage ainsi à ton père
    en tout cas ça amène beaucoup d'émotion

    RépondreSupprimer
  5. Le sujet choisi, un peu perdu dans des textes plus légers, révèle un flot d'emotions...Le devoir du souvenir, comme il est coutume de répéter. ..
    Merci pour ce partage.

    RépondreSupprimer
  6. Belle évocation d'un passé que tu as dû entendre bien des fois. J’imagine la peur qu'il put avoir si son subterfuge avait été démasqué.
    Un texte fort.

    RépondreSupprimer
  7. texte bien émouvant.

    RépondreSupprimer
  8. J'adore ce que tu mobilises dans ce texte. C'est puissant ! Et ça résonne, profond. Enfin, j'y prends la mesure de certaines racines que nous avons en commun, sur quoi nous fondons notre amour pour ces mots, si charnels : liberté, volonté, humanité...
    Merci, camarade compagnon de texte ;)

    RépondreSupprimer
  9. Cher Arpenteur ! S'il était ton père c'est qu'il a survécu à cette horreur appréhendée. Il l'a habilement et désespérément déjouée. Et sa récompense ??? la vie... toi mon cher Arpenteur ! ;o)

    RépondreSupprimer
  10. J'espère cette aventure pour des centaines de résistants. J'ai beaucoup aimé ton écriture; elle est réaliste comme si tu avais toi-même souffert de cette tuberculose simulée, si bien rendue par cet hommage au paternel.

    RépondreSupprimer
  11. Très bel hommage , c'est important d'écrire l'histoire de nos parents pour les générations à venir. et encore plus pendant la guerre.

    RépondreSupprimer

Les commentaires sont précieux. Nous chercherons toujours à favoriser ces échanges et leur bienveillance.

Si vous n'avez pas de site personnel, ni de compte Blogger, vous pouvez tout à fait commenter en cochant l'option "Nom/URL".
Il vous faut pour cela écrire votre pseudo dans "Nom", cliquer sur "Continuer", saisir votre commentaire, puis cliquer sur "Publier".