mercredi 25 mai 2016

Pascal - Le poète est voleur de feu

Le voleur de Feu  

Au dégagé de dix-sept heures, je sortais toujours seul en piste ; mes errements d’ivresse nocturnes, aux confins des étoiles les plus insoumises, m’emportaient dans des mondes parallèles si lointains, si délirants, que je ne pouvais supporter personne pendant ces dérives sidérales…

*Bich, je l’avais rencontrée dans un bar exotique de la basse ville. Ses yeux bridés, ses petits seins, qu’elle cachait à peine sous un minuscule chemisier transparent, ses talons pointus et sa jupe fendue si haut, m’avaient éperdument hypnotisé. A l’encontre des autres entraîneuses, elle ne m’agressait pas avec des constants : « Chéri, tu m’offres un verre ?... » aux forts accents clandestins de boat people…  

Quand j’étais le long du zinc, elle papillonnait autour de moi, me frôlant souvent ou m’accrochant le bras, pendant des simulacres bien rodés de cheville tordue ; quand j’étais assis à une table, feignant de l’ignorer, elle croisait dans mes environs, cherchant visiblement à ce que je la remarque parmi les autres filles. Avec un petit coup de fesse contre la table, une œillade plus appuyée, un rire démasqué, elle savait toujours me raccorder à son importance de femelle intéressée. Quand la musique du juke-box devenait langoureuse, Bich, mélange de pudeur effrontée et d’indécence naturelle, se trémoussait devant l’appareil en syncopant sa gestuelle amoureuse aux sons des notes libérées. Elle tourbillonnait, perchée sur ses chaussures vernies, tellement démesurées ; elle était un ouragan en couleur semant le désordre organisé tout autour d’elle…  

Encore, je me laissais harponner par ses manœuvres de corruptrice ; elle possédait la stratégie d’une amazone prête à tout pour arriver à ses fins. Elle était comme une fleur sauvage déployant ses pétales au soleil de mes regards brûlants. Quand elle savait son pouvoir assaillant d’envoûtement déborder mes fantasmes les plus lubriques, elle déployait tous ses charmes un par un comme on fourbit ses armes pendant un corps à corps d’alcôve. J’étais « en main ». Sue, la brune pulpeuse repartait se maquiller dans la vitrine du bar ; vexée, Mai Li, l’exubérante, accrochait d’office le bras d’un matelot téméraire et Agun, sans nulle pudeur, ajustait ses bas aux pinces de son porte-jarretelles.

Alors, elle se penchait sur ma table jusqu’à presque m’embrasser ; en tendant les lèvres, je pouvais lui voler des baisers. Dans l’échancrure de son chemisier entrouvert, je matais l’ombre de ses petits seins griffant le tissu léger ; de cette fabuleuse vallée décolletée, aux petits boutons nacrés si volages, s’échappaient ses parfums les plus secrets. Ils étaient voluptueusement entêtants ; j’y distinguais des effluves d’encens, de Patchouli et de sueur animale. Du bord de son épaule, elle laissait tomber ses longs cheveux noirs en cascade ; aux lumières blafardes des guirlandes, tantôt ombreuses ou flavescentes, ils étaient comme des perruques extravagantes qu’elle ajustait au fil de ses travaux de séduction…

Vaincu, je l’invitais à s’asseoir et tous ses sourires s’éclairaient en même temps et les loupiottes d’ambiance semblaient bien ternes en comparaison de cette extraordinaire brillance ; les matafs des autres tables faisaient la gueule de toute l’envie déçue qui dégoulinait de leurs grimaces jalouses. Elle venait se serrer contre moi comme si elle avait froid au milieu de notre transpiration déjà complice. Ses petits coups de genoux réguliers, ses frottements de cuisse osés, étaient les signaux équivoques de notre intime conspiration muette, à l’égard de tous ces pisse-froid en quarantaine. Son maquillage raffiné, aux traits de crayon rallongeant ses sourcils, au bâton rouge repeignant ses lèvres, aux paillettes éparses constellant son visage, savait si bien me domestiquer…  

Aventurier hardi, je passais mon bras autour de sa taille comme si nous allions danser, là, sur la banquette ; mon pouce vagabondait en jouant à l’explorateur averti sur sa hanche ; je sentais ses côtes, la brûlure de sa peau et l’élastique de sa culotte. Puis ma main habile s’échappait à son tour, reprenant la piste furieusement excitante de son devancier. Elle se tortillait, Bich, et je ne savais pas si c’était pour faciliter mes incursions ou parce que je l’émoustillais ou simplement, pour se préparer à une nouvelle dérobade polie.
Devant mes yeux, le jeu de ses boucles d’oreilles me fascinait ; ébloui et confondu, j’étais un serpent charmé par ses intrépides soubresauts de couleurs musicales. Une minuscule chaîne en or courait autour de son cou et j’aurais pu poser un baiser à l’intérieur de chaque maillon. Cette coquine avait posé sa main sur ma cuisse. Qui était le chat, qui était la souris ?... Si fragile et si forte à la fois, elle accaparait le feu de mon énergie ; j’étais à son pied, réclamant le sucre de sa volupté. Notre chaleur moite était troublante ; nous étions deux jeunes amants surchauffés nous faisant l’amour dans les yeux. Au  creux de l’oreille, je lui murmurais des : biche, ô ma biche… qui semblaient l’amuser sans qu’elle en comprît véritablement le sens. Pour s’échapper de mes poèmes fervents, elle arrangeait ma bâche sur sa tête, elle répétait le prénom de ma gourmette, elle allumait une autre de mes cigarettes et me la tendait en soufflant sur l’allumette. Je me souviens encore du rouge de ses lèvres embrassant la clope et de la fumée blanche qu’elle propulsait, en riant, sur ma figure de preux philanthrope… 

Le champagne tiède coulait dans nos coupes et nous la portions ensemble à nos lèvres comme si nous embrassions le même breuvage. Garnement insatiable ou explorateur comblé, je me blottissais contre son épaule quand ma main baladeuse cueillait son sein au creux de ma paume. Elle avait le visage lisse de toutes les asiatiques, ce visage aux sentiments impénétrables que moi seul pouvais déchiffrer à cette heure de récolte. Elle haussait les épaules et les gardait hautes comme si elle voulait empêcher de laisser courir tous ses frissons de sensualité confusionnelle sur son corps…  

Pour se détacher de cette étreinte suffocante, elle me réclamait une autre cigarette et tous les nuages de sa fumée étaient des « oui » qui dansaient au-dessus de nos têtes folles. On reprenait du champagne en entrecroisant nos bras pour que chacun de nous puisse boire dans la coupe de l’autre. Je transpirais ; c’était l’été sous ma vareuse ; de pieds en vers, j’étais un cerf bramant sa Bich ; j’étais le poète de ses futurs orgasmes, le voleur du Feu de son corps…  
Pourtant, quand je voulais l’embrasser, elle savait justement détourner la tête, avec toutes ses raisons, toutes ses façons, toutes ses simagrées de sourires aux traductions inexplicables, si loin de ma passion mais, la nuit durant, je repartais à son assaut, certain de tous mes pouvoirs de chasseur… d’émeraude…

L’aube me laissait exsangue au bord du trottoir ; débraillé tel un joueur de poker qui a tout perdu, le coeur en déconfiture et l’âme encore solitaire, j’avais, collées dans les mains, des paillettes d’or et d’argent, des traces de rouge baiser et de mascara sur ma chemisette blanche comme une carte au trésor… sans trésor à ramener. Les étoiles s’éteignant clignotaient encore pour me signifier de me dépêcher de retourner à bord ; leurs clins d’yeux faussement connivents m’exaspéraient…


*Bich : émeraude en vietnamien

8 commentaires:

  1. tu dépeins bien les nuits exotiques où les sens s'affolent et où se trament des poèmes maudits de trop de désillusion bue
    à te lire j'ai pensé à "Est-ce ainsi que les hommes vivent" poème de Aragon, mis en musique par Léo Ferré

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  2. Lequel des deux est le voleur de feu ?... Belle nouvelle très sensuelle.

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  3. Ton écriture, toujours comme une gourmandise !
    Et quelques perles encore :« ses petits seins griffant le tissu léger » et « ses sourires s’éclairaient en même temps » très rare qu'on va lire « ses sourires » en parlant d'une seule personne - original !
    Et plein d'autres régals à se mettre sous la dent lorsqu'on te lit, magnifique !

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  4. Mmmmmhhhh le pouce vagabond sur la hanche....
    Tous les sourires qui s'allument, et les couleurs musicales.Et tant d'autres bijoux...
    C'est un régal d'écriture qui met le feu en moi, littéraire mais pas que !
    ¸¸.•*¨*• ☆

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  5. Merci pour vos commentaires. Je voulais décrire ce triste poète à l’assaut insatiable de sa muse ; celui qui se détruit le cœur et l’âme sans nulle excuse, et non accumuler, ici, des pompeux mots inutiles en les reliant entre eux avec des rimes difficiles. :)

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  6. Oh, là, quel talent, chapeau bas, c'est du grand art !

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  7. Arpenteur d'étoiles29 mai 2016 à 11:27

    une courte nouvelle sensuelle et poétique à la fois, le poète et sa muse qui joue avec lui, et une écriture précise et aérienne à la fois ... très réussi !!

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