mardi 10 mai 2016

Pascal - Un étrange parfum


La fin du monde

Un étrange parfum flottait dans les couloirs. C’était un mélange d’éther, de médicament, de pommade, de drap, de peinture, de fer, et de toutes ces odeurs qui empestent tellement qu’on voudrait brûler ses vêtements à cause de leur attachement de désespérées. L’entrée principale étant fermée à cette heure nuiteuse, j’étais passé par les Urgences…

Pour rejoindre l’hôpital, j’avais roulé à tombeau ouvert ; je me souviens des hurlements du moteur, des crissements dans les virages, des freinages violents et de l’odeur âcre du caoutchouc des pneus sur le bitume. Dans le faisceau des phares, la campagne se découpait en jaune brutal et disparaissait aussi vite dans un tableau noir férocement lavé à l’éponge des tourmentes. Comme dans un mauvais film, je me regardais conduire ; mes gestes étaient affreusement mécaniques ; toutes mes attentions étaient empreintes d’évidence morbide, de désolation sidérale, de funeste avenir. Je voulais nier l’évidence, reculer l’inéluctable ; je voulais le refuser, le réfuter, l’ignorer, refouler cet inexorable à d’autres calendes…

A travers les fenêtres grandes ouvertes, le tumulte des courants d’air s’engouffrant dans la bagnole avait des puissants effluves de moisson, d’herbes chaudes et de gravier goudronneux. Toute la violence du vent bousculait les images de mes impressions mélancoliques ; elles arrivaient en trombe en défilant en désordre. Je pensais à tous les mots gentils que je ne lui avais pas écrits, par oubli, futilité ou paresse, et c’est cela qui me renversait. Je pensais à tous les je t’aime que je ne lui avais pas dits, par orgueil, insouciance ou inadvertance, et c’est cela qui me faisait le plus mal. Je pensais à nos retrouvailles d’antan, nos embrassades, nos épanchements, et à mon air détaché, celui supérieur, celui de l’imbécile parvenu, comme pour lui signifier que j’étais un homme, maintenant loin de ces effusions familiales, et c’est cela qui me chavirait…

Le cadastre du ciel était illuminé d’étoiles brillantes aux scintillements fabuleux et cela me gênait qu’il soit si beau, si constellé, si exubérant, pendant ces moments si terribles. Je les voyais doubles ; innocentes, elles dansaient leurs sarabandes enjouées dans le pare-brise ; amusées, elles sautaient aux mêmes soubresauts que la voiture ; insensibles, elles étaient d’intenses falbalas volatiles dans cette pénombre si féroce…

Je serrais les dents pour ne pas pleurer et je pleurais pour ne pas serrer les dents. Je répétais son nom sans cesse parce qu’il allait tomber en désuétude dans ma bouche de vieil enfant. Là-bas, l’Hôpital de Romans brillait de ses guirlandes de lumières nocturnes comme un vaisseau extraterrestre posé en pleine nature. J’aurais voulu être partout sauf pendant ce périple de chemin de croix. Tout à coup, j’apprenais à devenir orphelin ; je découvrais l’apocalypse ; toutes mes pensées tombaient en ruine…

Je flottais dans les couloirs ; je bousculais les potences, les brancards et les chaises roulantes vides, stationnés sur mon passage ; comme si je la sentais encore, comme si elle me guidait encore, je savais tout de la géographie des lieux ; je m’enfonçais sans nul hasard dans le dédale des étages. Au fur et à mesure de cette insoutenable traversée, comme un mouchoir émotif, j’imprimais tous les moindres détails des décors : ces visages hagards, ces gémissements harassés derrière des portes entrouvertes, ces lumières rouges clignotantes devant les chambres, ces quelques blanches infirmières blasées, ces ombres enfichées sous les chaises d’attente, ces longues enfilades de néons inquisiteurs et ce terrible silence de cathédrale sans Dieu miséricordieux. Je voulais y semer quelques prières savantes ou blasphémer des phrases inconvenantes, pour tenter d’équilibrer mon âme et pour noyer cet implacable. Je transpirais, j’avais envie de vomir, je ne trouvais plus ma respiration, j’avais les yeux en feu, le goût revenant du sang dans la bouche…

Je suis arrivé dans sa chambre ; mon cœur s’est arrêté de battre. Les mains croisées sur le ventre, les yeux fermés, elle était inerte comme sont tous les gisants épuisés après leur dernière bataille ; son visage était froid et enfermé dans un bandage, quand je l’ai embrassée du bout d’un baiser-marmaille. A la source de la fin du monde, mes larmes s’étaient taries, même si je reniflais encore, devant la dépouille de ma maman…

9 commentaires:

  1. Jusqu'au bout, j'ai attendu la pirouette, le renversement de situation, la chute inattendue...mais non, c'est du brut, du total, de l'incontournable. Et ton texte nous laisse hagards devant l'implacable violence du destin quand il nous sort d'un coup de notre illusion, comme lorsque l'on regarde incrédule le couteau s'enfoncer dans notre chair qui était vivante une minute avant...
    Bravo. C'est fort !
    ¸¸.•*¨*• ☆

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  2. Un récit très fort, haletant, palpitant que ne quitte jamais cet étrange parfum...

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  3. Très émouvant, mais aussi superbement inspiré sous une très belle plume, bravo, il ne manque rien.

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  4. Beaucoup de rythme, un texte abrupt, puissant qu'on ne quitte pas des yeux avant la fin pressé et non d'en connaître le dénouement.

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  5. Arpenteur d'étoiles12 mai 2016 à 14:14

    bravo pour ce texte ... j'ai aussi vécu cela avec la mort de mon père, arrivé dans sa chambre et le trouver gisant, les mains croisées et les yeux définitivement clos ... et l'âme encore là avant le grand départ ...

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  6. Ton texte est troublant Pascal. Il sent le vécu de moments terribles à jamais imprimés dans ta mémoire. Tu as su les restituer pour nous sans tricher, cela se sent très fortement. Merci pour ce texte touchant.

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    1. Merci Marité. J'ai très peu d'imagination.

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  7. Un récit poignant qui se lit d'une seule traite, le souffle suspendu jusqu'à la fin....

    Il est une espèce d'écho au film de Romy Scheinder et Michel Piccoli: Les choses de la vie.

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