lundi 18 juillet 2016

Fred Mili - Les ombres et la lumière de l'été

J'étais en embuscade, face au soleil couchant, sur les bords de Seine. L'appareil réglé, prêt à appuyer sur le déclencheur, en rafale.
Je voulais un contrejour. Une fille qui me ferait appuyer sur le bouton comme un malade, pour immortaliser l'instant.
J'avais une idée précise de celle que je voulais même si cela n'avait que peu d'importance, face au soleil.
Je souhaitais qu'elle ait les cheveux longs, les yeux en amande, qu'elle soit grande et mince, qu'elle vienne de gauche pour aller vers la droite et non l'inverse, qu'elle tourne la tête vers moi et qu'elle me fasse un grand sourire, illuminant son visage.
J'étais impatient, voire fébrile. J'avais une idée très précise de ce que je voulais obtenir avec la collaboration de cette inconnue. 
L’œil dans le viseur, j'étais ébloui par le soleil. Il ne passait que des hommes ou que des filles trop petites, ou trop enrobées.
En fait je captais malgré tout les images de chaque passant, ce qui me permettait d'affiner mes réglages, mais ma princesse ne se présentait pas.
Pourtant en face de moi le soleil déclinait, il semblait vouloir partir ailleurs, de l'autre côté de la terre et tirer sa révérence.
Parfois ébloui, je pris pourtant l'homme en vélo, la femme enceinte promenant son bébé dans la poussette, l'homme en djellaba avec sa barbe plutôt longue, une petite fille en bicyclette, le jongleur qui avançait en lançant ses quilles, le jeune footballeur dribblant un adversaire imaginaire, la vieille femme élégante avec son chapeau sur la tête enfin tout ce qui se présentait entre moi et le soleil.
En place depuis une heure, je m'impatientais. Je pensais au naturaliste, caché au bord d'une étendue d'eau, attendant de saisir l'envol d'un canard.
Je n'étais pas capable d'attendre aussi longtemps sans m'énerver.
Cependant sur ma carte memoire les photos s'entassaient. J'enrageais. La patience n'est pas ma vertu principale. De plus j'avais des paillettes de toutes les couleurs dans les yeux à force de fixer la lumière au travers de l'objectif.
Je laissais l'appareil bien à plat sur la rambarde puis allumais une cigarette pour faire passer le temps et réhabituer mes yeux à la lumière du jour.
Soudain une fille passa, presque celle que j’espérais. J'attrapais trop rapidement mon appareil et déclenchais dans l'urgence face à l'astre éblouissant. Hélas, les photos n'étaient pas nettes.
Je pestai. Rageur je jetai mon paquet de cigarettes par terre et l'écrasai d'un talon furieux. Je m'en voulais de m'être laissé distraire par un vice incontrôlable. Le paquet malmené laissa apparaître les filtres orangés d'un côté et les cigarettes éventrées d'où s'échappaient le tabac à peine blond.
Je me résonnai.
Je voulais une silhouette dans l'ombre face à la lumière du dieu Ra. Je savais que ce n'était pas évident surtout lorsque la photo était déjà composée dans la tête.
Il ne restait qu'à la prendre, qu'à saisir l'instant.
Je ne faisais que de la photo de rue et de ce fait je savais qu'il fallait mitrailler pour avoir une ou deux belles photos réussies.
J'attrapais la bouteille d'eau dans mon sac sans décoller l’œil du viseur et bus comme un ivrogne en mal de sa potion. Je me massais les reins, la position que je m'infligeais faisait souffrir ma vieille carcasse.
Je me relevai me massant le bas du dos comme je pouvais. Je jetai machinalement un coup d’œil à gauche et je la reconnus aussitôt.
La voilà. C'était elle.
Mes reins plièrent avec difficulté lorsque je me collai derrière le viseur, mon doigt tremblait sur le déclencheur.
J'étais prêt malgré tout. 
L'exaltation me fit sourire nerveusement. Je laissais approcher, affinant la mise au point. Elle tourna la tête vers moi. Exactement l'image que je souhaitais.
Je souriais en appuyant.
Pas de réponse.
Je réessayai.
Toujours rien.
J'éteignis l'appareil, le rallumai.
La batterie était suffisamment chargée.
La carte Sd était déjà pleine.
La jeune fille me fit un coucou du bout des doigts, accompagné d'un sourire éblouissant. Avait-elle compris que je n'avais pas pris une seule photo d'elle ?

9 commentaires:

  1. Quel suspense que ce safari photo en bords de Seine...
    Et quel coup du sort, cet appareil qui s'enraye à l'instant T ...
    Moi qui pensais découvrir la photo en bas du texte ! ;-)
    ¸¸.•*¨*• ☆

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    1. La photo n'existe pas, hélas ! Mais les erreurs ont un avantage entre autre j'ai toujours une seconde carte Sd sur moi bien que lorsque ce sont des photos prises sur le vif, le modèle involontaire ne repasse jamais.
      J'ai cherché sur le net une photo qui pouvait étayer mon propos mais je n'ai pas trouvé celle que je voulais. Tant pis.
      Bises d'une Seine enfiévrée ces jours-ci.

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  2. Adorablement vrai quand on cherche LA photo... C'est au moment qu'on se relâche que l'instant survient ; et lorsqu'on essaie de s'y remettre "quelque chose" de matériel interrompt l'ensemble...
    Merci pour ce texte léger et imprégnant.

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    1. C'est hélas bien souvent le cas en photo de rue, il m'est arrivé de sortir avec une batterie au 3/4 vide ou d'avoir vidé ma carte Sd sur l'ordinateur sans l'avoir remise dans l'appareil.
      Les erreurs servent de leçon.
      Merci à toi.

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  3. Nous sommes si petits face à la technique, alors quand THE modèle vient à passer...

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    1. Oui sûrement puis en l’occurrence j'aurai dû vérifier que tout était en ordre. Ça sert de leçon.

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  4. Arpenteur d'étoiles22 juillet 2016 à 10:11

    artiste photographe avec une idée très précise de ce qu'il veut "attraper" ... mais la "technique" (ou l'oubli de la vérification) joue avec ses nerfs ... je suis certain malgré tout que les autres photos des promeneurs originaux étaient réussies

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  5. J'aime beaucoup. Cette photo, pas prise, tu l'as pourtant en technicolor, en relief, dans ta tête et ce souvenir est mille fois plus extraordinaire que la plus belle de tes photos. Jamais tu n'y décèleras la moindre imperfection. L'attente est bien racontée; elle est comme une quête vers l'insaisissable. Beau texte pour un beau sujet.

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