mercredi 13 juillet 2016

JCP - Des pieds et des mots

Senteurs de musée

Comme chaque soir, le grand musée refermait ses portes et les vastes salles, abandonnées pour la nuit, retrouvaient leur silence intime. On n'entendait plus que le pas lointain du gardien de nuit, qui arpentait le dédale infini d'escaliers, de couloirs et de pièces de toutes tailles et proportions, en métronome las.
Insomniaque de profession, l'homme répétait toutes ses nuits de labeur ce scénario bien rodé, en ces lieux qu'éclairaient de faibles veilleuses au ras du sol, juste suffisantes pour qu'il puisse voir le bout de ses pieds sur les carrelages ou les planchers portant la trace de tant de semelles de visiteurs, caresse rude au fil des jours, au fil des ans.

Outre les senteurs de vieux bois verni, de la poussière recouvrant les grands squelettes fossilisés, des panoplies, des tissus, vêtements et frocs des statues de cire craquelées, l'odorat le moins affûté perçoit dans tout musée l'odeur, imperceptible et pourtant bien présente, de la mort : cela sent le chrysanthème dans ces espaces, ces vitrines à pointes de flèches, à pierre taillée, à vide-pommes comme à matriochkas, ces alignements sans fin de bidules au nom barbare - et d'animaux de toute espèce que l'homme sacrifia, sans scrupule, à l'autel du soi-disant savoir universel qu'il veut indispensable.
Savoir dérisoire où l'homme se voit omniscient, et se pose en maître.
Il n'est pourtant là qu'un prédateur prompt à tuer, vider, empailler, naturaliser, ranger étiqueter qui, tel le vice-amiral au combat ne montre de compassion pour le poisson torpillé, demeure ignorant du véritable psychisme du monde animal, de ses joies, de ses souffrances, et de sa connaissance innée de la Vie, trop souvent inaccessible à l'homme en sa substance profonde, en son essence vraie.

Et c'est au beau milieu du calme silencieux de la nuit, au sein de cet univers où toute vie - autre qu'humaine - est bannie, que s'élèvent sans vergogne d'autres senteurs : l'homme de chair, d'os et de sang, l'homme vivant parmi les animaux morts, le geste lent, le souffle à peine impatient, cesse un moment sa ronde et prend, tiré de son sac, son repas devant des milliers d'yeux de verre au regard figé, devant des babines retroussées au croc aigu, et devant des museaux aux narines depuis si longtemps éteintes qu'elles ne sauront rien des senteurs du bœuf mariné, du camembert ou de la merguez, dont l'homme fait son délice solitaire.
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12 commentaires:

  1. Joli, et très réussi, ce remake d'"Une nuit au Musée"...
    Et au moins, le gardien ne risque pas de se faire piquer ses sandwiches !
    ¸¸.•*¨*• ☆

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    1. Merci Célestine, j'ai pas vu ce film si c'en est un, mais il y a en effet matière à écrire avec les musées.

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    2. C'est un film chouette (il y a même plusieurs épisodes) et ton ambiance m'y a fait penser...
      ¸¸.•*¨*• ☆

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  2. Arpenteur d'étoiles13 juillet 2016 à 16:48

    les gardiens de musée vivent forcément des choses étranges avec les personnages qui hantent les salles ... et ils peuvent bien lui piquer son repas, d'ailleurs ... ou dîner avec lui :o))
    j'aime cette histoire !

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    1. C'est qu'il y a aussi des dinosaures... bien capable de bouffer sandwich et gardien d'une seule bouchée, ces bestioles...

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  3. La pause casse-croute est au veilleur de nuit ce que le purgatoire est au pauvre pécheur... un instant divin

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  4. que voilà une belle "nuit au musée", bravo

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    1. sous l'œil de verre des grands fauves...

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    2. Impressionnante, ton atmosphère de musée, parfaitement ressentie et vécue. Une merguez, il faut le reconnaître, rend courage à l'homme seul en sa veillée parmi les morts.

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    3. Merci Lorraine, j'ai toujours vu du sinistre dans les musées, et même une visite récente n'a pu m'en dissuader.

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  5. J'ai aimé la balade dans le musée, l'ambiance silencieuse, les parfums et les petites lumières.

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