mercredi 13 juillet 2016

L'Arpenteur d'étoiles - Des pieds et les mots

Jeanine, la Catherinette ... Texte un peu long ...

Quelques mots.
De ceux qu’on entend dans les rues au hasard d'un angle où gémit le vent d'hiver, ou sous une porte cochère, murmurés par deux ombres enlacées. Elle est morte il y a deux ou trois jours, au bout d'un âge sans âge.

- Elle n'a pas souffert, à ce qui paraît.
Qui peut le dire ça « elle n'a pas souffert » ? L'épicier d'en bas où elle allait chercher ses œufs pour le gâteau du dimanche, le quatre-quarts qu'elle partageait avec une amie, ou avec elle-même, et qu'elle gardait pour le café du lendemain matin, et puis celui du surlendemain. Il est un peu sec, qu'elle disait, mais trempé dans le café ça va bien, elle disait. Qu'est-ce qu'il en sait l'épicier avec son froc froissé et pas très clean ? Lui, il comptait sou par sou pour rendre la monnaie alors qu'il voyait bien qu'elle n'en avait pas beaucoup des sous, avec sa botte de poireaux qui dépassait de son cabas sans forme et son manteau en ratine beige, sale de trop porter. Mais l'épicier il a sa mentalité d'épicier. Il sait pas faire autrement, l'épicier. Sinon comment voulez-vous qu'on s'en sorte, hein ?
Alors elle lui en voulait pas au fond. Ni aux autres qui la regardaient pas, ou alors par le judas de leur porte palière quand elle montait un truc trop lourd et qu'elle s'arrêtait à chaque étage pour souffler. Ils lorgnaient pour voir qui c'était qui soufflait dans l'escalier. Et puis quand ils avaient vu que c'était elle, alors ils retournaient à leur télé en haussant les épaules, ou à leurs haricots à effiler, ou à utiliser le vide pomme pour la tatin du dimanche. "C'est la catherinette", qu'ils disaient à leur femme ou à leur mari en regagnant leur cuisine. Et ils échangeaient un regard torve et un mauvais sourire. Ils sont comme ça les gens. Pas méchants, mais pas bons non plus. Ordinaires. Humains comme la vie, pleins de ressentiments, de jalousie, de petites mesquineries et de temps en temps d’un peu de lumière comme le rire d’un enfant qui n’a pas encore découvert les malveillances et les rancunes de la franche camaraderie.

Quelques mots qu’on ne lui a pas dits à elle, la catherinette, qui s’appelait Jeanine.

Mais personne ne savait son prénom, dans cet immeuble de rapport qui donnait sur la voie ferrée, par l’arrière-cour. Jeanine aimait bien regarder passer les trains depuis ses deux fenêtres. Il y avait deux voies. Une allant vers l’est, elle disait vers l’Allemagne, l’autre vers l’ouest, vers la Bretagne. La première lui avait pris son père à cause du STO. La seconde lui avait pris sa vie, à cause de rien, à cause de la vie.

Quarante ans auparavant, elle était partie avec Monique, sa sœur, pour ses premières vacances d'après la guerre. Dans une petite ville du bord de l’océan d’où l’on pouvait voir la statue de la liberté en se penchant un peu et par temps clair. C’était ce que leur avait dit le fils du patron de l’hôtel qui les avait accueillies derrière son comptoir, avec son beau sourire et ses cheveux bruns. Le soir il les avait accompagnées sur la plage, les pieds nus sur le sable. Il avait pris sa guitare et avait chanté pour elles, avec le pinceau du phare qui venait régulièrement lécher leur visage et les flonflons que la brise de terre apportait par à-coups depuis le bar ouvert sur le quai derrière. C’était l’année de ses vingt-cinq ans. Sa sœur en comptait trois de moins. Elle l’aimait bien Yves, le fils du patron de l’hôtel. Il était gentil et doux et pas trop bête. A la vérité elle l’aimait tout court. Lui regardait plus sa sœur, plus délurée avec ses yeux verts et son fichu qu’elle laissait glisser sur ses épaules rondes. Il rêvait d’être amiral ou vice-amiral dans la marine nationale, ou de partir aux Etats Unis. Avec un vieux bidon, Yves avait fait un brasero et grillé quelques saucisses et merguez, qu’elles n’avaient jamais goûtées auparavant

Durant leur séjour, le comité des fêtes avait organisé le concours des « catherinettes de l’été » pour animer un peu la station. Il fallait juste avoir vingt-cinq ans dans l’année et oser monter sur une scène de fortune pour dire qui on est et comment on imagine son futur mari. Yves et sa sœur l’avait poussée à se présenter. Elle avait cédé, comme d’habitude. Elle avait confectionné un chapeau vert et jaune avec des fleurs en papier et des cerises bien rouges, avait écrit un poème qui parlait d’amour, de fleurs et aussi de chrysanthème, ses fleurs préférées. Elle avait mis sa jolie robe vichy rose serrée à la taille.
C’est elle qui avait été élue. Elle avait gagné le tour des îles en bateau, et des matriochkas entrant les unes dans les autres. Elle y était allée avec Yves, parce que sa sœur est malade sur l’eau. Il lui avait dit que son vrai rêve était de partir en Amérique pour faire fortune. Il lui avait dit encore qu’il était amoureux de Monique et qu'elle était aussi amoureuse de lui.
Il lui avait dit qu’elle était si jolie et qu’elle allait trouver chaussure à son pied. Jeanine avait dit oui en regardant l’horizon et en laissant le vent sécher ses larmes. A la fin du séjour, elle était rentrée seule, sans les mots qu’elle attendait.

Quand elle emménagea dans l’immeuble de la voie ferrée, elle avait plein de cartons, de valises et de bidules entassés sur le trottoir. Le jeune homme qui habitait tout en haut dans une chambre de bonne et qui était professeur de piano avait été le seul à l’aider. Les autres regardaient par leurs fenêtres. Le chapeau de catherinette était tombé d’un sac et était resté un peu sur le bord de la rue. Ça les avait amusés de voir agiter ses rubans jaunes quand une voiture passait un peu trop près. C'est ainsi qu'elle était devenue "la catherinette". Un jour le jeune homme l’avait invitée à un petit concert et lui avait présenté son ami, un beau garçon un peu plus âgé que lui.

Depuis, elle regardait passer les trains et écoutait les arpèges qui s’envolaient dans la cage d’escalier ou par le vasistas ouvert des soirs d’été. Elle rêvait encore d’amour et de prince charmant. Mais dans le bureau de poste où elle travaillait, il n’y avait ni amour ni prince. Il y avait la vie qui se traîne, les vacheries quotidiennes, les clients râleurs et les pots de départ.
Pour le sien, elle avait eu un gros bouquet de fleurs, un bon d’achat à la Samaritaine, un cadre avec la photo de ses collègues et une espèce de diplôme de bonne employée, encadré lui aussi. Avec le bon, elle avait acheté un robot ménager qui lui faisait penser à son bureau à chaque fois qu’elle l’utilisait. Du coup elle s’en servait de moins en moins. Les cadres avaient fini dans la cave et les fleurs avaient séché sur le coin de l’armoire de sa chambre.

Au début Yves et Monique venaient de temps en temps avec leurs mioches qui courraient en criant dans les escaliers, ou dans la cour. Ils lui racontaient l’hôtel, les clients bizarres, et leurs problèmes de personnel si difficile à trouver. Puis ils ont espacé leurs visites. "Tu comprends, on a fait une extension, il y a plus de chambres et puis on a fait un restaurant, alors tu comprends, c’est du boulot tout ça. Toi t’es fonctionnaire, mais pas nous, tu comprends. On peut pas laisser l’établissement seul trop longtemps" … Et puis ils sont plus venus.

Un matin on a sonné en bas, à l’interphone tout neuf, même qu’elle savait plus comment ça marchait et qu’il a fallu qu’elle descende ouvrir. C’était Monique. Seule. Yves avait tout plaqué pour partir en Amérique. Mais ça allait quand même. De toute façon ils s’aimaient plus. "Tu connais pas les hommes, toi. T’as bien de la chance" ... Leur ainé avait fini ses études en commerce et avait des projets avec un espace thalasso. "Tu sais, thalasso ?" Elle avait fait oui bien sûr, et quand Monique était partie elle était allée chercher dans les magazines de voyages auxquels elle était abonnée, ce que c’était que thalasso, parce qu’elle se souvenait avoir vu ce mot là quelque part.

Elle est morte il y a deux ou trois jours sans doute, a dit le policier. La porte de son appartement était restée entrouverte. Un voisin a finalement été voir, intrigué. Il l’a trouvée, couchée dans son lit, en habit du dimanche, avec le chapeau de catherinette à ses pieds et une croix en bois entre les doigts. La main devant le nez, il a ouvert la fenêtre juste quand le train de Brest passait, et puis il a appelé les pompiers. Posée sur son cœur il y avait une lettre venue des Etats Unis.
Quelques mots. "Chère Jeanine. J’ai quitté ta sœur. Je n’en pouvais plus. Je vais essayer de réaliser un peu de mon rêve d’Amérique. Tu sais, je te l’ai jamais dit, mais quand vous êtes arrivées dans l’hôtel de mon père, il y a bien longtemps, c’est toi que j’ai vue la première. Mais Monique a bien su s’y prendre et moi, je l’ai laissée faire. Jeanine, en réalité je crois bien que c’est toi que j’aimais vraiment et que j'aime encore. Yves" ...

Jeanine a lu la lettre. Puis elle s’est habillée le mieux possible, a avalé un tube entier de barbiturique et s’est allongée sur son lit.

Je t’aime. Quelques mots. Ceux qu’elle avait attendus toute sa vie.

Elle avait laissé des instructions pour ses funérailles. Elle voulait être enterrée avec la lettre. C’est sa sœur qui s’est chargée de tout. Quand elle l’a lue, elle l’a déchirée et jetée à la poubelle.



10 commentaires:

  1. Quel affreux et terriblement romantique destin pour cette pauvre Jeanine...
    Ça me glace les sangs ! ;-)
    ¸¸.•*¨*• ☆

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  2. Arpenteur d'étoiles13 juillet 2016 à 16:44

    C'est vrai que cette histoire est triste.
    J'ai voulu l'écrire dans un style simple, dans le langage habituel des gens simples, où les émotions se mêlent, la rancœur, la méchanceté et l'amour aussi ... C'est la vie, au fond ...

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  3. Où peut nous mener le vide pomme !!! carrément une vraie nouvelle dans la grande tradition romanesque "mourir d'aimer" - j'ai connu un vieux monsieur, fils d'un musicien célebrissime, qui, à la suite d'un malentendu, avait épousé une jeune fille dont il aimait la soeur ; mais eux, ils ont vécu à trois

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  4. Dures, longues et tristes sont les journées de ceux que le train de la vie a laissés sur le quai... et tu sais bien le dire, chapeau bas !

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  5. La dernière phrase, cerise sur le gateau, est glaçante. Celles qui précédent forment une vraie nouvelle, simple et -j'ose ? j'ose- maupassantesque

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  6. Ton récit fait mal, l'Arpenteur, il est si beau, il est si vrai! Elles existent, ces "catherinettes" sans amour et quelquefois, elles se tuent. Désespoir? Amour? Y a-t-il une différence?...

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  7. Poignant récit de fin de vie, plein de ta discrète ferveur romantique, qui mériterait d'être proposé à certaine association qui défend le droit à mourir dans la dignité (#ADMD)

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  8. Une histoire très aboutie où les mots imposés s'égrènent à bon escient tout au long de ton texte. J'ai beaucoup aimé.

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  9. C'est une belle histoire, qui finit mal bien sûr, autrement, ce ne serait pas une belle histoire.

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  10. Pardon de faire ce commentaire si tard.... l'histoire belle et triste m'a bouleversée. Je pense que ce genre de malentendu n'est pas si rare, hélas. Encore bravo pour cette nouvelle !

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