jeudi 4 août 2016

L'Arpenteur d'étoiles - Les Impromptus en vacances

Je publie les trois premières pages d'une nouvelle écrite il y a 4 ans.
La nouvelle complète est sur mon blog : http://francoisebrard.blogspot.fr/

LA TOUR D’ANGLE
PARTIE 1
L’Intersection des axes.




Un cache cœur. Elle portait un cache cœur bleu sur une robe claire. Je signais mollement un livre de reproductions de mes dernières photos. Ouvrage scandaleusement cher d’ailleurs. M’accommodant assez bien d’un sentiment mêlé de fierté et de honte vague j’écrivais les formules toutes faites qui accompagnent les dédicaces. Je griffonnais en pensant à autre chose, tout en accordant une attention souriante et assez commerciale aux quelques inconditionnels qui se pressaient devant la table installée au fond du local où s’exposaient les originaux. Parfois, on me donnait même du « maître ». Je m’imaginais un instant notaire ou avocat derrière un bureau d’ébène, puis balayais bien vite cette vision d’épouvante pour réintégrer mon costume négligé chic, d’artiste plutôt coté. 
La séance de signatures s’achevait comme se vidait la galerie. Je serai bientôt débarrassé de ce pensum. Rencontrer « son public » est indispensable et peut devenir agréable pour peu qu’on y mette un peu du sien, comme le soulignait mon agent souvent irrité par mon manque d’entrain à répondre à ce genre de sollicitation. Peut-être avait-il finalement raison. 

Qui pouvait encore porter ainsi un cache cœur noué sur le devant ? Une silhouette longiligne. De grandes lunettes qui mangeaient une partie du visage encadré par un carré châtain. Elle n’avait pas acheté le livre, mais regardait les photos avec intérêt. Elle semblait chercher quelque chose. Elle scrutait chaque cliché. Son regard de myope lui donnait une raison supplémentaire pour coller le nez au cadre avec un air mutin et sérieux à la fois. Elle portait en bandoulière un grand sac en toile écrue. Je m’approchais : 
- Ces lunettes emprisonnent tristement l’eau claire de vos yeux. Vous devriez essayer les lentilles. - J’ai trop peur d’y rencontrer des pierres oubliées et de m’y casser les dents, cher monsieur l’artiste. Un « monsieur l’artiste » où pointait une ironie irrespectueuse qui aiguisa plus encore ma curiosité. 

- Ce serait bien dommage. Votre sourire y perdrait son éclat et le monde sa lumière, chère mademoiselle la visiteuse du soir. - Méfiez-vous des visiteurs du soir, ils sont souvent plus sulfureux qu’il n’y paraît. - Et se plaisent à jouer avec le feu, dit-on … mademoiselle ? - Isoline. Elle le dit avec un froncement du nez. - Un prénom comme un hennin de soie. - Même en soie, les hennins étaient pointus. Ne l’oubliez pas, François … C’est bien ça ? - Mon nom de scène, fis-je dans un sourire. Mon vrai prénom, vous allez rire, est Hugues-Thibault
- Comme une cotte de maille sous un mantel azur. Mais cessons-là cette joute vaine et venez avec moi.  La galerie était maintenant vide. Il ne restait qu’elle et moi. Elle me prit par la main et m'entraîna devant une de mes photos. La plus grande et la mieux éclairée. Je me sentais un petit garçon mené au tableau noir par une institutrice dont il perçoit confusément ce qu’il ne peut encore nommer le pouvoir érotique. Mon sentiment était nettement moins confus. 

- Comment avez-vous fait ça ? Elle montra d’un geste large le cadre et me lança un regard interrogateur et sévère.
- Avec un Leica et priorité à l’ouverture en l’occurrence.
- Ne vous moquez pas de moi, monsieur l’artiste. Ce cliché est impossible ...
Je veux dire « irréalisable ». 
Elle continua.
- D’ailleurs il suffit de le considérer plus attentivement pour deviner la supercherie. On aperçoit alors le grain léger de la toile. Car c’est bien d’une toile qu’il s’agit. Vous avez photographié un tableau, monsieur Hugues-Thibault. Fort bien, avec un talent indéniable, mais c’est la photo d’une peinture et non d’un site quelque part en Quercy ou en haute Provence.

- Mademoiselle Isoline, vous avez le regard aussi aiguisé que l’esprit. Je confesse en effet que cette photo est bien celle d’un tableau. J’en tire presque plus de fierté que si je l’avais prise au naturel, car le travail fait sur la matière est particulièrement réussi il me semble. Il fallait un œil d’expert pour le découvrir. Mais est-ce donc si grave ? 
J’étais malgré tout un peu mortifié que la demoiselle si charmante fut-elle, ait découvert la chose, mais encore plus surpris que personne ne m’en eut fait la remarque auparavant.
- Et d’abord, pourquoi dites-vous que le cliché est « irréalisable » ?
- Mais parce que ce lieu est détruit depuis plus de trois siècles, monsieur l’artiste. 

Donc le tableau que j’avais photographié était aussi ancien que je l’avais subodoré lorsque je l’avais dégoté dans la brocante de Feyssines. Ce constat me flatta. J’avais dû faire une bonne affaire. 
Tout en parlant, j’éteignais les lumières de la galerie, puis enfilais une veste. Nous allions partir ensemble comme si cela allait de soi. Elle me regarda fermer la porte donnant sur la rue puis m’emboîta le pas. 

- Allons chez vous. Je voudrais voir le tableau original … s’il vous plait. Vous l’avez toujours en votre possession, j’espère, rajouta-t-elle brusquement.
- Bien entendu et depuis que j’ai appris qu’il avait au moins trois cents ans je l’envisage bien différemment 

Ma voiture était garée dans une rue adjacente. Je lui ouvrais la portière et elle s’assit tout naturellement sur le siège passager. Je m’installais et démarrais en direction de la Croix Rousse. J’avais là mon appartement et mon studio, dans un ancien atelier de canuts, avec une façade entière donnant sur le Rhône. La vue était superbe et la lumière parfaite. 
Durant le trajet, Isoline se taisait. Elle avait ouvert un gros livre sorti de son sac et prenait quelques notes d’une écriture ronde et ample. Je jetais de temps à autre un coup d’œil. L’ouvrage paraissait très ancien, rempli de gravures et de plans. - Voilà, nous arrivons. Par bonheur une place était disponible presque devant la porte. J’y garais la voiture puis guidais la jeune fille au cache-cœur bleu. Je pensais « une aussi belle place et une aussi belle visiteuse, c’est mon jour de chance » et m’effaçais pour la laisser entrer. Elle était plus nerveuse que dans la galerie. Elle eut un regard circulaire sur l’espace que j’occupais, puis sans transition demanda : - Où est le tableau ? 

Je la devançais dans l’escalier qui montait au studio proprement dit. L’œuvre était là sur un grand chevalet. Elle s’arrêta figée, les yeux fixés sur le tableau.
- Mon Dieu. Quelle merveille. Regardez le travail de l’artiste. On dirait une peinture hyper réaliste du vingtième siècle. Voilà pourquoi votre photographie est tellement extraordinaire. Puis elle fouilla dans son sac et reprit le livre. 
- Je vous dois des explications. Et tout d’abord, un peu d’histoire : 
Ce tableau représente une petite partie des jardins d’un immense domaine. Nous sommes au seizième siècle, quelque part en Languedoc. La croisade contre les albigeois pourtant déjà ancienne est encore dans les mémoires. L’imposante bâtisse appartient alors à un mien lointain ancêtre, le seigneur Amaury de Termes descendant direct d’Olivier, valeureux chevalier ami des rois et du pape Clément, et mort en Terre Sainte. 
Amaury est marié à la très belle Brunissendre. De leur union naîtra tout d’abord Gersindre de Termes, qui sera abbesse de Fontfroide. Puis Guillaume qui, passionné de chevaux deviendra un des pourvoyeurs des armées et des chasses royales. Il fonde en Normandie une lignée d’éleveurs. J'en suis le dernier maillon.  

Malheureusement deux ans plus tard, Brunissendre meurt en couches de leur deuxième fille. Amaury sombre dans le désespoir. Il confie l’enfant à des gouvernantes et s’enfonce doucement dans un véritable délire paranoïaque. Persuadé que la couronne de France veut s’emparer de ses domaines, il ne cesse de renforcer les défenses, de rajouter des enceintes, d’entasser armes et poudres. 
Peu à peu, le château devient une forteresse imprenable. Amaury s’est adjoint le concours d’un homme étrange. Exceptionnel humaniste, à la fois architecte, latiniste, philosophe, dessinateur et peintre. Il se nomme Giacomo Prelatori mais se fait appeler messire Toncrate, contraction de Platon et Socrate, ses deux maîtres à penser. C’est lui qui a écrit le livre original dont j'ai une reproduction dans mon sac. C’est lui qui a peint le tableau que vous avez acquis aux puces. Il signe toujours de la même manière : deux lettres de son surnom discrètement apposées aux quatre coins du tableau : TO, NC, RA, TE. 

Toncrate est venu au château avec son fils, le jeune Giuliano à qui il apprend grec et latin ainsi que l’histoire naturelle. Giuliano est fou amoureux de la fille d’Amaury. Ils ont sensiblement le même âge. Il se passionne aussi pour cette science particulière qu’est l’alchimie.
Avec l’accord du maître, son père lui a confié une petite tour faisant partie de l’enceinte des jardins potagers du château. La jeune fille tombe également amoureuse, mais vit pratiquement en recluse. Ses gouvernantes et préceptrices lui interdisent toute sorties solitaires. Alors les deux amoureux échangent des billets enflammés par l’intermédiaire d’une servante bienveillante. 

Giuliano passe ses journées dans la petite tour. Il a fabriqué un athanor et pratique des expériences de plus en plus poussées. Avec l’aide de son père, il pense toucher bientôt au but et réaliser le grand œuvre. 
Prelatori qui a dessiné tous les plans des fortifications nouvelles, a également surveillé leurs constructions. Il a créé un réseau de galeries souterraines sous l’ensemble des remparts. Dans celles-ci sont stockés poudres, mèches, huiles, poix, ustensiles divers. En cas d’attaque on pourra aussi les gorger de vivres de toute sorte. La communauté soutiendrait alors un siège suffisamment longtemps pour décourager n’importe quel assaillant. Ces galeries sont éclairées et aérées par des puits creusés à espace régulier. L’un d’eux se situe sous la petite tour laboratoire. 

- Mais comment savez-vous tout çà, mademoiselle ?
- Tout est relaté dans le livre. En revanche ce qui va suivre est aussi le résultat de mes propres recherches. Vous auriez un verre d’eau s’il vous plait ? 
Elle se désaltéra et continua son étonnant récit 

- Pour aboutir enfin, Giuliano a besoin d’une énergie considérable. Il sait qu’il pourra la trouver au fond du puits débouchant dans les galeries des remparts. Patiemment il entasse poix et poudres et se prépare à l’ultime expérience. Il sait aussi qu’il risque sa vie. Alors, il demande une dernière fois à son amoureuse de le rejoindre dans la tour à la nuit tombée.  Si elle vient, il renonce et s’enfuit avec elle. Si elle ne vient pas, il tente vaille que vaille la transmutation du plomb en or. 
Hélas, la prisonnière surveillée étroitement ne peux se rendre au rendez-vous. Giuliano attend, attend encore puis, désespéré allume son four, accumule divers combustibles et lance l’opération. La déflagration sera entendue à vingt lieues à la ronde. La tour est anéantie, mais ce qu'il n’avait pas imaginé, c’est que le souffle puissant allait se propager dans les galeries et embraser l’ensemble des remparts. 

La jeune châtelaine voyant le désastre échappera à ses gardiennes pour se jeter dans les douves.    Voilà pourquoi votre photo ne pouvait être réalité. 
Isoline se taisait. Debout devant le tableau, elle avait ouvert le livre à une page particulière et recopiait avec application sur un carnet quelques mots. Je ne savais que dire devant son assurance tranquille et sa détermination.  

Elle reprit :
- je ne vous pas encore tout dit :


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