jeudi 13 octobre 2016

Arpenteur d'étoiles - A la croisée des chemins


Une nuit à Vienne
... et l'étrange choix d'Emilie ...


L’orchestre enveloppait de ses valses les fausses tournures et les fracs élégants. Les couples tournaient sans cesse sur le parquet luisant. A peine les pas des jeunes filles effleuraient-ils le sol. Les regards clairs ou ardents, les fines moustaches, les mains fermes sur leurs tailles déliées les grisaient tout autant que la musique et le rythme langoureux de la danse. Une lumière chamarrée tombait des lustres en cristal. Quelques bedaines couperosées lorgnaient sur les décolletés et s’affriolaient de la vision fugace d’un pied menu aperçu dans le mouvement des larges robes.
Des groupes de pies empesées à triples mentons serrés de perles, rajustaient leurs faces-à-main au passage des danseurs. Parfois leurs lèvres gourmandes et trop rouges souriaient mollement et elles essuyaient leurs yeux mouillants d’un coin de mouchoir de linon blanc qu’elles remettaient prestement dans leur manche. On scrutait les visages, cherchant à deviner les signes de complicité naissante. On guettait les élans trop spontanés des jeunes gens vers les jolies héritières. On pesait les biens, les terres, les titres. On jugeait des opportunités pouvant naître de possibles unions. Tout ce qui comptait alors dans Vienne paradait et se pavanait, rengorgé d’aise. L’archiduc et l’archiduchesse présidaient avec une morgue bienveillante, et Emilie, espiègle et blonde, contemplait son carnet de bal en souriant.

Bien qu’appartenant à une lignée des plus prestigieuses, Emilie était considérée comme différente. Jeune mais pas oiselle, déjà on ne la disait plus simplement jolie mais on la savait belle. Intelligente, riche à faire pâlir nombre de celles et ceux qui se gargarisaient de leur particule, elle était avant tout libre et aventureuse. Elle fréquentait des sphères qu’ignorait l’aristocratie étroite et compassée à qui elle appartenait. Elle aimait les artistes, les écrivains, les musiciens, les poètes et même, murmuraient les méchantes langues qui ne manquaient jamais de l’égratigner tant elle excitait les jalousies, les acteurs. Orpheline très tôt d’un père officier des armées de Bismarck et d’une mère de sang quasi royal morte en couche, elle avait été élevée par une vieille tante qui fut bien vite dépassée par la volonté subtile et la soif absolue de liberté de sa nièce.

Emilie avait gardé la danse suivante pour Armand, jeune homme athlétique aux yeux pers qui la dévorait du regard tout en valsant avec sa jeune cousine au bord de la pamoison. A peine la dernière mesure avait-elle retenti qu’il reconduisait sa cavalière étourdie vers la baronne sa mère. Il la complimenta pour la grâce et l’exceptionnelle légèreté de la jeune fille. La baronne un peu rondelette rougit, et plus encore quand il laissa sa main s’attarder à peine sur son poignet, puis il se dirigea vers Emilie. Bientôt les violons s’envolaient et leurs deux corps avec, seuls au monde au milieu du bal, ivres l’un de l’autre.

A l’issue de la danse il la pressa doucement vers le grand balcon, « pour respirer un peu ». Une lune orangée montant à l’horizon fantomatisait les silhouettes des grands arbres barrant le fond du parc, et moirait de langues de feu le miroir sombre de la rivière en contrebas.

- Ces nuits d’automne sont déjà fraîches murmura-t-elle en frissonnant. Armand recouvrit ses épaules de sa propre veste l’enveloppant en même temps d’arômes de tabac et de vétiver.
- Et déjà longues, compléta Armand à son oreille. Elle crut défaillir un instant.
- Venez. Ma berline est là et le cocher nous attend. Emilie se laissa entraîner, vers l’escalier de pierre. Tout en marchant, presque appuyée contre lui, elle regardait le profil racé et l’abondante chevelure ondulée de son cavalier. Elle sourit lorsqu’il lui tendit la main pour l’aider à monter dans la voiture. Ils tirèrent les rideaux de velours et, accompagnés par le balancement souple et l’allure soutenue des deux chevaux, ils s’enlacèrent sans plus attendre.

Les doigts habiles du jeune homme avaient dégrafé le corsage, libérant sa poitrine menue. Leurs bouches ne cessaient de se goûter ou de se mordre. Elle l’aida en se soulevant légèrement lorsque sa main remonta sous les jupons vers la peau douce. Il écarta la dentelle délicate, cherchant son plaisir. Emilie, les paupières closes soupirait profondément attendant la vague, sachant qu’Armand la retarderait, la mènerait vers la douloureuse limite. Elle l’observa un instant derrière des cils à peine ouverts. Elle vit le regard gris, elle vit le sourire carnassier et sut qu’elle ne s’était pas trompée. Elle savait depuis longtemps que cette nuit serait le début d’une nouvelle vie. Elle ferma à nouveau les paupières et lâcha prise, vibrante, refermant ses doigts sur l’avant bras de son amant.

Un peu plus tard, calée contre lui, elle murmura « et toi ? ».
- Patience, patience, nous arrivons maintenant.
Ecartant le rideau elle vit la vaste demeure juchée sur son promontoire et éclairée par le disque plein de la lune suspendue haut dans le ciel.

Arrivés sur le parvis où les attendait un laquais empressé, ils descendirent de la voiture. Emilie ne s’étonna pas qu’il n’y eut point de cocher pour guider l’attelage. Elle ne s’étonna pas d’avantage des grands draps noirs recouvrant les miroirs du salon d’apparat. Ils montèrent dans la chambre réchauffée par un feu ronflant dans la cheminée de pierre. Elle savait à quel point il la désirait mais aussi quel était le véritable objet de ce désir.

Elle savait qu’il ignorait ce qu’elle savait. Il la déshabilla et la coucha sur le lit. Il lui fit un amour à la fois rageur et raffiné et, quand il se libéra une dernière fois en elle, il planta ses incisives dans la veine de son cou. Emilie jouit alors autant du plaisir quelle avait pris que de la morsure qui lui offrait l’éternité. Elle avait choisi un chemin de traverse.

Demain, c’était elle qui serait la reine du royaume des ombres.


8 commentaires:

  1. stouf (qui a lut Dostoïevski Tchekhov ou Tolstoï mais qui serait plutôt Gogol)
    Ouah cool,on dirait un roman russe du 19ème siècle. Et à la fin,ça finit mal,elle lui plante une dague dans le coeur et elle pleure tout le restant de sa vie ? Cпасибо,trés belle écriture comme à ton habitude,continu ! ;o)

    RépondreSupprimer
  2. Tu as le don du récit picaresque, en costumes et avec moult détail...
    Un joli condensé d'Orgueils et Préjugés, l'amant de lady Chatterley et Twilight sur la fin.
    Magnifique !
    ¸¸.•*¨*• ☆

    RépondreSupprimer
  3. J'ai adoré!
    Tu me rappelles à quel point j'aime les histoires, et j'aime quand on m'en raconte.
    Et entre les récits que je découvre sur ton blog et les textes lus ici, je me retrouve à chaque fois surprise par un nouveau monde, totalement différent du précédent.
    Et le tout d'une qualité réelle.
    Bref! C'est plus qu'une lecture agréable.

    RépondreSupprimer
  4. Voir Vienne et mourir... ça marche aussi.
    Belle ambiance, l'Arpenteur dans ton style inimitable

    RépondreSupprimer
  5. Joli bal des vampires

    RépondreSupprimer
  6. J'aime l'ambiguïté de la chute. Depuis le début Emilie est aux commandes.

    RépondreSupprimer
  7. paysage viennois au diapason du récit

    RépondreSupprimer

Les commentaires sont précieux. Nous chercherons toujours à favoriser ces échanges et leur bienveillance.

Si vous n'avez pas de site personnel, ni de compte Blogger, vous pouvez tout à fait commenter en cochant l'option "Nom/URL".
Il vous faut pour cela écrire votre pseudo dans "Nom", cliquer sur "Continuer", saisir votre commentaire, puis cliquer sur "Publier".