vendredi 14 octobre 2016

Bricabrac - A la croisée des chemins

Fausse route

C’est notre tuteur qui nous a élevés. Nous avons grandi dans la banlieue parisienne, dans un quartier tracé au cordeau. Je me souviens de maisons en meulière et de pavillons coquets entourés de jardinets, je me souviens des potagers et des jardins ouvriers, du vert glauque des choux pommés, et des machaons volant au-dessus des plants de carottes et du fenouil. Je me rappelle avec bonheur les jours pluvieux et les dimanches d’arrosage, le tuyau jaune qui serpentait, la binette couchée dans l’allée, le grincement de la brouette, la fête qu’était pour nous le buttage.

À l’adolescence, comme tous les jeunes, nous prîmes l’habitude de sortir le soir et d’aller en boîte. Oh, pas ces boîtes chic sur les Champs, où l’on croise les grosses légumes et les huiles, les choux de Bruxelles ou Milan en vadrouille, mais de simples boîtes en fer-blanc de banlieue, où viennent s’encanailler le samedi soir, se mêlant à des maquereaux interlopes, les champignons de Paris flanqués d’asperges blanches d’Argenteuil. Il y avait bien aussi des patates, mais nous nous amusions bien et c’était de notre âge.

Un dimanche à l’aube, alors que nous sortions de boîte en flageolant, le cerveau en gelée, l’un de nous proposa d’aller visiter un palais. C’était une de nos promenades dominicales favorites, à laquelle nous ne nous étions pas adonnés depuis belle luette. Nous nous y rendîmes en trois coups de cuiller à pot. Quel palais magnifique ! Tapissé de draperies pourpres, ceint de pierres blanches recouvertes d’ivoire, certaines restaurées avec goût, d’autres, antiques, rafistolées par des plombages. Une langue massive, écarlate, enjouée, pendait du plafond. Nous fûmes éberluettés.

Il y avait du monde. Nous retrouvâmes le cœur d’une laitue que nous connaissions, car elle habite, enfin, elle habitait, le sillon voisin du nôtre, des carottes coupées en rondelles, des navets taillés en dés, une pomme de terre qui avait l’air nouvelle, un oignon portant un clou de girofle à la boutonnière, de l’ail pilé, des brins d’aneth et d’estragon, un bout de jambon, des saucisses avec un fort accent alsacien, et des lardons qui cherchaient leurs parents. Quand soudain retentit un cri déchirant.

Le plus petit de notre gousse, que, lassés de ses supplications, nous avions consenti à emmener dans notre virée, un gosse encore, à peine sorti du jardin d’enfants, tout juste écossé, tendre petit pois au goût de printemps subtilement sucré, avait échappé à notre vigilance comme à la surveillance de l’épiglotte. Au lieu de suivre le groupe qui s’engageait dans l’œsophage, où commence la visite guidée des appartements qui mène, par l’estomac, le duodénum, le jéjunum, l’iléon, le côlon, jusqu’au rectum par où se termine la visite, le retour à l’air libre s’effectuant par une porte dérobée qui débouche sur une ruelle, le pauvre petit était tombé dans la trachée-artère, dont nul n’a jamais su à quelle forêt profonde de bronches elle conduit. Quel malheur qu’à la croisée des chemins, ce soit si mal signalisé.

Que faire ? Nous n’étions que des petits pois, nous ne faisions pas le poids. Pourtant, sans hésiter, nous courûmes tous à sa rescousse. Certains tressèrent une corde avec des feuilles de salade qu’ils trouvèrent sur place, coincées entre les rochers éburnéens, et la lancèrent dans le puits béant, d’autres téméraires plongèrent dans le larynx, au risque d’y disparaître à jamais. Nous aurions certainement tous péri, si une toux cataclysmique ne s’était soudain déclenchée, nous expulsant violemment à travers la salle à manger. Nous nous écrasâmes pour la plupart sur le papier peint. Les derniers rescapés, relâchés à la faveur d’une ultime expectoration, tombèrent mollement, à bout de forces, sur une cravate à pois verts, où, pour autant que je sache, ils sont encore.

13 commentaires:

  1. Arpenteur d'étoiles14 octobre 2016 à 13:31

    une histoire bien délirante, fort bien écrite, à la fois drôle et que l'on peut transposée dans l'histoire humaine (plutôt des ados) Super !!

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    1. A moins que ce ne soit une histoire humaine déjà transposée dans une jardinière de légumes, qui sait

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  2. Quelle imagination !
    C'est excellent et très bien mené. Maintenant je n'oublierai plus qu'on appelle cela une fausse route

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  3. Magistral développement, Bricabrac, avec humour et maîtrise des mots, c'est un récit-conte alléchant que tu nous présentes là ! Bravo !

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  4. Joli détournement d'une croisée de chemins en fausse route! Bravo

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    1. Tu révèles une difficile nouvelle sur le commentaire au texte de Chri. C'est un dur chemin. Comme je te souhaite qu'à la prochaine croisée des chemins, un chemin plus facile s'ouvre pour toi et tes proches

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    2. Grand merci Bricabrac. Il faut rester sur le chemin de l'espoir

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  5. Il y a des récits qui éveillent le désir, celui-ci m'a donné faim... Jusqu'à ce que j'arrive à la chute. De l'histoire et des petits pois :-).
    Je ne sais pas comment l'idée vous est venue, mais c'est juste génial et génialement raconté.

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  6. j'ai adoré cette histoire de petits pois....

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  7. Merci de vos commentaires, auxquels j'ai été très sensible

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  8. Ca a failli être la fin des haricots pour ces pauvres petits pois ...
    ¸¸.•*¨*• ☆

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