vendredi 11 novembre 2016

Pascal - Lointains

Les petits riens 

En pleine mer, il y avait des moments incroyables, des moments irréels, de ces moments aussi improbables que mémorables, qu’on ne peut effacer de ses souvenirs même si d’autres se sont entassés par-dessus comme pour les ensevelir par jalousie.

Les naissances des uns, les mariages des autres, tous ces grands bonheurs factuels, prévisibles, somme toute ordinaires dans la vie d’un humain, n’ont aucune incidence sur nos souvenances extraordinaires. Quand on a touché à cette indicible indépendance, celle impalpable du bout de la vague, jusqu’aux confins des océans, s’il on considère qu’être enfermé entre les tôles froides d’un navire puisse disposer à la liberté, ces souvenirs, on ne peut que les choyer, les bercer, les entretenir, les embellir, avec un amour inconditionnel.

Les marins ont l’Imagination que les terriens n’ont pas. Dans notre sillage, c’est plein d’espoir ; il y a les réponses les plus tendres à toutes nos lettres énamourées ; il y a les figures géométriques d’un futur auréolé de gloire, de fortune, d’Amour, d’ambition et de réussite ; il y a des sensations mirobolantes courant à fleur d’eau et qui prospèrent sans jamais se noyer ; il y a des visages souriants qui n’ont de cesse de nous appeler par notre prénom…

Quand, le matin, allant au petit déjeuner, on remontait la coursive centrale et que les parfums des brioches du dimanche venaient titiller nos narines ; quand, au stade d’étanchéité qui laissait les portes ouvertes, on appréciait le spectacle éblouissant de notre avancée sur la mer ; quand, en marchant sur le pont, on avait cette sensation étrange d’aller plus vite que le bateau ; quand, pendant nos ronds dans l’eau, surgissaient des chimères insaisissables, habillées d’étoffe d’écume bourgeonnante, aux reflets caraïbes et aux impressions d’abysses insondables…

Avant de reprendre le quart, cette cigarette fumée à la va-vite devant le compartiment et jetée d’une pichenette rebelle par-dessus bord ; et ces repas améliorés, avec une simple canette de bière sur le plateau, pour festoyer et trinquer entre potes de la même bordée. Et ces lettres enflammées qu’on écrivait au coin de sa bannette, avec cette écriture plus penchée que la gîte du navire, et ces interminables parties de tarot dans l‘avant-poste, nos accents régionaux à la même table pour priser, pousser ou garder, et les courses de cafards entre chaussettes sales d’élecs et de mécanos, et ces arpèges mélodieux déclinés au fond du poste, la musique d’un magnétophone rabâchant des solos de Pink Floyd, ces éclats de rire comme des fracas de vitre, et ces vagues soupçonneuses venant nous questionner quand, pris d’ivresse solitaire, on s’isolait sur le pont…

Et la descente au trou, le nombre de tours des lignes d’arbres supposé au courant d’air du TVC, les sourires des collègues tout contents de voir arriver la relève, et nous demandant le menu de la caf comme seul futur heureux ; et l’eau chaude dans les douches, et le PQ dans les chiottes, et le courrier lancé à la volée dans l’avant-poste par le vago, comme des oiseaux appelés à notre main levée ; et le parfum soufré des cheminées aux changements d’allure, celui des mouvements de mazout dans les coursives, de l’étoupe imbibée d’huile, des champignons dans les vols au vent, du fer à repasser courant sur nos blancs…

Et le goût de l’océan sur nos lèvres, celui du café partagé dans le poste, du pain frais à la caf, du timbre qu’on lèche sur l’enveloppe, du dentifrice du collègue, du pinard dans la timbale, de l’américaine détaxée…

Et la mer, tantôt bleue, tantôt verte, tantôt grise, tantôt rugissante, tantôt berçante, défilant par le hublot, obsédante, furieuse, lascive, arrogante, seul fil conducteur entre le passé et le futur dans un présent illusoire ; et toutes ces damnées tempêtes, pour ainsi dire « rapprochantes », celles qui nous questionnaient quant à nos croyances, celles qui nous faisaient croire en Dieu, celui du baptême, celui enroulé autour de notre cou et qui dansait Saint Guy sur sa croix ; et en communion privée, ce pain qu’on rompait à pleines mains, cette boîte de conserve qui partageait naturellement ses sardines, cette canette qui passait de bouche en bouche, et cette Gauloise bleue qu’on coupait en deux, ou qui jouait les calumets entre nos doigts affamés, et toutes ces valeurs de fraternité qui scellaient l’Amitié éternelle…

Toutes ces petites choses, ces petits riens, étaient notre quotidien fabuleux ; c’est pour cela qu’ils sont mémorables. Tous ces plans de comète qu’on a tirés en admirant les étoiles, toutes ces figures astrales qu’on traduisait avec nos desseins fous et qu’on pliait pour les cacher dans notre poche.

Ces couchers de soleil tant de fois admirés de la plage arrière ! Phébus se jetant à la mer avec les éclaboussures d’un roi magnanime jetant ses pièces d’or à tout l’horizon ; ces limbes de nuages colorés comme seules guirlandes scintillantes à la fête du crépuscule ; la nuit féerique, bercée par le ronronnement des hélices ; le petit matin, l’aube insouciante, défenestrant la nuit avec des nouvelles couleurs sensationnelles, celles-là même qui s’imprimaient en relief pendant nos contemplations de petits voyeurs du bout du monde ; ces jours de grisaille où la mer, le ciel et le bateau mêlaient leur peinture dans le même tableau…

La terre d’Amérique, la terre d’Afrique, la terre d’Asie, où seule notre tenue de taf faisait office de passeport. Ces escales de feu, ces yeux bleus, ces feux d’artifices vomis en riant dans les caniveaux, ces serments d’une nuit jetés en pâture à des belles sirènes en faction, ces cartes postales en filigrane pour se consoler des êtres chers ; ces cuites dans la basse ville, celles qui ne devaient rien à personne ; celles, grandioses, juste pour le plaisir de brouiller les étoiles quand on pissait dans la darse, celles qui nous faisaient grandir et vieillir plus vite que l’aube assassine…

Un marin, c’est fragile quand il ne navigue pas. En dehors de son élément, il est comme un poisson hors de l’eau ; ses soupirs sont sa respiration, ses mirages sont des flagrances d’horizon, ses heures de quart sont des tête-à-tête avec sa passion. Les réalités sont tellement désastreuses ; elles sont plus perfides que les tempêtes les plus violentes.

Nos désirs étaient des évidences et cela nous poursuit encore aujourd’hui. L’arrogance et l’inconscience étaient multipliées par mille ! C’était normal, puisqu’on ne connaissait rien aux choses de la terre ! Plus que la distance, c’est le dépaysement sidéral qui m’a fait prendre conscience de l’Amour que j’avais pour les miens et mon pays de France. La Marine m’a appris à rêver ; c’est vrai, sur la mer, on n’a plus les pieds sur terre… Tout cela, c’est indélébile, c’est gravé dans ma peau, bien plus profond qu’un tatouage tribal. On était connectés à l’Univers et la vibration du navire sur l’eau était notre message d’avenir pressant, lancé à la postérité…

En pleine mer, il y avait des moments incroyables…

8 commentaires:

  1. C'est vrai, des moments incroyables

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  2. c'est vrai qu'il y a des gens de mer, comme il y a des gens de terre

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  3. En te lisant, on sent la mer, on hume la mer, on ressent le tangage, le roulis, on est marin, on est au large.
    C'est magique.
    ¸¸.•*¨*• ☆

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    1. Merci Célestine; normalement, ce texte était pour un autre site d'écriture; je me suis trompé dans l'adresse.net :) Je dois être loin du sujet des Impromptus et je m'en excuse auprès des puristes.

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    2. Franchement, ça passe bien!
      la mer, les lointains...pas de faute de goût !

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