mercredi 19 avril 2017

Bricabrac - Une histoire de cloche

C’est cloche, l’amour

Il me serait plus facile d’inventer une histoire, comme j’aime à le faire. Je serais sûr que rien ne cloche. Avec le soin qu’on apporte à dessiner le plan de table d’un banquet de noce, j’aurais inventé une ville, toits de tuiles ou bien d’ardoises, imaginé à mon gré les rues et les places, les vitrines et les lumières, ce qu’on voit des fenêtres, la campagne alentour et l’aspect du ciel, et choisi avec soin la décoration, les fleurs des jardins publics et celles à piquer dans les vases, les oiseaux qui pépient dans la charmille, et la couleur des yeux de l’héroïne. Je recommande les yeux noisette ou marron, qui se marient avec tout. Mais un article est paru dans Ouest France, à la page des faits divers, l’information a été reprise le lendemain par Presse Océan à la rubrique mondaine, en sorte que le moment venu d’entreprendre ce récit, la vérité m’impose sa loi d’airain, à laquelle je suis contraint de me soumettre.

S’il n’avait tenu qu’à moi, j’aurais évité ce jour-là de rincer la ville, où j’avais des courses à faire, sous cette pluie de zinc qui ruisselait le long des façades de tuffeau du quai de la Fosse, des trombes d’eau descendant en rappel d’une touffe de giroflées des murailles à l’autre, éclaboussant de perles les feuilles de l’ombilic nombril-de-Vénus qui pousse en bas des gouttières et giflant les arabettes des dames qui fleurissent dans les caniveaux, où s’abreuvaient gaiement les moineaux friquets. Au coin de la rue du Trépied, où des bas-reliefs, sur la façade de la maison Leutellier Tesson, s’élèvent comme des jarretelles du taffetas et des pampilles, je poussai la porte, aspergeant les robes de mariée haute couture quand je secouai mon parapluie. Comme chaque semaine au terme du contrat qui me lie, j’apportais les épithalames personnalisés qui seraient ensuite cousus de fil blanc sous l’ourlet, ce qui est une spécialité de la maison. Après avoir parlé boutique, empoché mon chèque et pris connaissance des nouvelles commandes pour la semaine suivante, je partis me promener, à la faveur d’une éclaircie, tirant des bords le long des quais sur les pavés glissants.

Je passai devant le pont-levis du château et me joignis un moment aux badauds en train d’observer le vol papillonnant du tichodrome échelette qui niche dans le mâchicoulis. Celui-ci, en plumage nuptial, vaquait à ses occupations d’entomologiste, taguant les murs du même rouge sang de l’écaille chinée, tandis que la paire de faucons crécerelles qui a fait son nid dans la lanterne du campanile striait le ciel de gris bleuté et de brun chocolat. Poursuivant ma flânerie, j’arrivai sur la place de l’église Sainte-Croix, une jaguar ancienne d’émeraude pâle avec des rubans blancs accrochés aux portières stationnait devant le porche, et une volée de cloches carillonnait, effarouchant les choucas des tours qui vivent dans le clocher en couples unis pour la vie. Je levai la tête et les vis tournoyer dans le vent qui s’était levé, cependant que l’un d’entre eux, en perdition, commençait de tomber comme une pierre. Comme le journal le relata le lendemain, l’ardoise qui venait de se détacher du toit m’atteignit juste entre les épaules, exactement sur le sommet de la tête.

Rien de cassé. Je relevai péniblement mon nez de la mousse, parmi laquelle fleurissaient les grelots du muguet et les clochettes des bois des jacinthes sauvages, qui continuaient à tinter sous mon crâne. Les maisons de la place avaient disparu et la ville s’était tue. Un chêne fleuri avait poussé et frôlait de ses branches agitées par la brise le toit gauchi du narthex, que je traversai pour entrer dans la nef. Je suivis un rai de soleil qui traversait les arabesques et les fleurs stylisées des carreaux de ciment. Le prêtre prononçait son homélie du haut de la chaire d’acajou et détaillait les deux dimensions de l’amour, ἐρως, le côté sensible et sensuel, et αγάπη, la dimension oblative de l’amour, parlant avec des mots quotidiens et doux qui me remuèrent. J’essorai mon mouchoir trempé par l’émotion au-dessus du bénitier, jusqu’à ce que, redescendu parmi nous à la fin du sermon, le curé donne un baiser de paix à l’enfant de chœur, qui se chargea de le faire circuler dans les travées, en même temps que la corbeille de la quête.

Entre les bruits de menue monnaie et les sons de l’harmonium, il me sembla entendre, à mon grand étonnement, qu’on m’encourageait à avancer dans l’allée centrale. Devant l’autel, la mariée était seule. Quand je me fus approché, elle se retourna lentement et me sourit. Elle était vêtue d’une robe féerique de chez Leutellier Tesson, à la faussure délicieuse. Elle tenait à la main, comme un mouchoir de batiste, un épithalame que j’avais composé pour elle et moi. Ses cheveux dénoués portaient une couronne tressée de campanules bleues et des discrètes petites marguerites du galinsoga qu’on trouve dans les cours. Ses yeux bleus étaient deux aquarelles.

15 commentaires:

  1. Quel plaisir j'ai eu à suivre ta pérégrination rêveuse et amoureuse à Nantes :)
    et combien je me suis délectée de te voir citer nos oiseaux rares et protégés, presque autant que l'inestimable institution de robes de mariées de la bonne bourgeoisie nantaise
    pour aboutir enfin sur le beffroi et carillon de l'église Sainte Croix qui mêle Eglise et Commune en une seule figure :)

    Mais sais-tu que l'ancien résistant nantais, et néanmoins psychiatre, Christian de Mondragon, dont les obsèques ont eu lieu en cette église, disait des cloches : « Leur silence les condamne à l'oubli » ?
    Il aimait leur son d'airain, familier, rassurant. En 1996, il imagine même lors d'une fête de la musique un concert de cloches paroissiales.

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    1. Drôle que tu mentionnes des obsèques. Car mon traitement du thème, c'est : il se passe quoi quand on meurt, quand sonne la cloche ? Et l'amour, dont on reprendrait bien une bonne dose

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  2. C'est fin et délicat.
    Je voulais écrire ceci :"La vérité m'impose sa loi d'airain, pour les mariés ce sera la loi des reins" !

    Mais devant un texte aussi délicat, devant un ciel rempli d'oiseaux si jolis, je n'ose pas ! ];-D

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    1. Ah il fallait oser, avec ma bénédiction... nuptiale

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  3. Très beau texte que ce voyage au hasard du mari vers sa femme rêvée dont les oiseaux de bon augure annoncent l'union. J'aime beaucoup.

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    1. Moins gai qu'un pinson tout ça, cependant. Mais vive la biodiversité de nos lectures

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  4. Yeux noisette, marron ou bleu aquarelle ?
    Telle est la question.
    mais ton texte est tellement beau à lire, comme un gâteau de miel et de crème, qu'on en oublie le nom de l'héroïne ... sans doute ta fabuleuse écriture.
    ¸¸.•*¨*• ☆

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    1. Si tu lis les gâteaux et les pièces montées, je veux bien manger ton histoire.
      Quant au nom de ma chère héroïne,
      Je cherche une rime féminine.
      (qu'ils sont pratiques ces vers impers,
      pour courir sous la pluie à l'envers)

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    2. Colombine ? Aureline ? Clementine ? Florentine ? Agrippine ? Messaline ? Zephirine ? Marceline ? Mandarine ? Carabine ? ;-)
      ¸¸.•*¨*• ☆

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  5. Ta mariée évoque une aquarelle de Marie Laurencin, justement. Tu nous emmènes dans un joli rêve, doux et enchanteur. C'est très beau Bricabrac.

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    1. Sous le pont Mirabeau coulent les histoires, d'une aquarelle à l'autre

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  6. Arpenteur d'étoiles22 avril 2017 à 11:30

    un texte, un rêve, les oiseaux, le château, l'église, la mort et la renaissance des êtres et 'l'Amour éternel !

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  7. J'ai vidé mon sac, ouais

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  8. Tu m'as baladé de la première majuscule jusqu'au point final. Ton style est touffu, rigoureux, prolixe, approfondi; bref, du vrai Bricabrac à la plume parfaitement déliée.

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  9. J'ai réussi mon coup, alors. Merci de me témoigner cela, quel beau dimanche (je ne parle pas des élections)

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