jeudi 18 mai 2017

Pascal - Un pur hasard

Le moineau de mon cœur 

Un peu en retard, elle arrive toujours vers neuf heures dix-sept, voire dix-huit ou dix-neuf. Sa voiture ? C’est la BD187TZ ! Elle est peinte en vert pistache ! C’est une Punto, quatre portes ! Les pneus avant sont un peu usés, le rétroviseur intérieur a tendance à s’avachir, sa portière est un peu cabossée… Comment je sais tout ça ? Je m’arrange toujours pour me garer à côté d’elle mais c’est un pur hasard ! Ici, c’est la jungle des places de parking encore disponibles !...

Une fois, je suis entré dans sa voiture. Je devais récupérer ma bagnole chez le garagiste et il était sur son chemin du retour ; comme quoi, le pur hasard…
Elle était un peu tassée sur son siège, plus par le coussin raplapla que par ma présence. De toute façon, je n’osais pas lui parler ; de ma bouche, il ne sortait que des banalités, des mièvreries de banc d’école. C’est la première fois que nous étions seul à seul, en dehors du boulot. Heureusement, c’était un peu le bazar dans sa voiture ; des bouteilles d’eau en plastique vides se baladaient sous les sièges et cela remplissait les vides de notre conversation si puérile.
Je la regardais de près ; j’aimais bien son visage, je ne m’en lassais pas. Il était constellé de petites taches de rousseur à des endroits stratégiques ; le cou, le bout du nez, sur un coin de joue, c’était un jeu de piste où j’aurais tant aimé laisser des empreintes de baisers. Je me faisais des films de chasse au trésor et elle était mon actrice fétiche…  
Dites-moi que c’était un pur hasard si le destin l’avait placée sur mon chemin ! Allez ! Dites-moi que c’était une punition qu’il m’infligeait au quotidien ! Je n’étais pas un metteur en scène !...

Quand elle allait tirer sa clope au bas du bâtiment, je ne sais pas comment je faisais mais je me retrouvais toujours en train de discuter avec elle. C’était comme si les volutes de sa cigarette m’avaient alerté sur le moment de sa pause détente ; elle devait souffler sa fumée du côté de la fenêtre de mon bureau, c’était la seule explication ou alors, c’était un pur hasard de courant d’air malicieux…  

A la cantine, on se retrouvait toujours pas loin l’un de l’autre ; par le jeu des places, je jouais des coudes et me faufilais jusqu’à me retrouver en face d’elle, comme si nous étions seuls dans un grand restaurant. J’avais ses yeux dans les miens quand elle les levait de son assiette ; j’avais son parfum discret qui arrivait à me perturber tant je le cherchais ; j’avais ses moues, ses sourires et ses rires en technicolor, et même l’hiver du dehors n’avait pas les mêmes frissons que je ressentais pendant ces moments extraordinaires. Alors, ignorant du brouhaha environnant, je déjeunais doucement ; je faisais de mon pichet, un grand vin, de mon plat de pâtes, un succulent mets transalpin, de mon dessert, une pièce montée, un vacherin. Je prolongeais le plaisir. Un jour, elle me dit que je mangeais comme un vieux tellement je m’alimentais délicatement. Elle est moqueuse ; cela avait fait rire toute la tablée. Je ne pouvais pas lui expliquer tout le bonheur que j’avais d’être en face d’elle. Faut dire qu’elle avait deux enfants en bas âge et, moi, j’avais des cheveux blancs… Allez ! Dites-moi que c’était un pur hasard si le petit moineau de mon cœur s’était trompé de branche !...  

Un jour, j’ai eu l’insigne honneur de l’emmener jusqu’à notre cafétéria ! Je m’étais débrouillé pour que les autres s’entassent dans une autre bagnole pour faire le trajet ! J’ai pris mon carrosse ! Je lui ai tenu la porte ! J’ai baissé le toit ouvrant ! Mais c’est un pur hasard si le soleil brillait tant ! Quand elle regardait le ciel, les traits des avions se plantaient dans des nuages en forme de cœur ! Dans les platanes, les petits oiseaux avaient des chansons de joyeuse fête nuptiale ! Toutes les voitures des carrefours nous klaxonnaient ! Même s’il n’y avait qu’une petite dizaine de kilomètres, j’aurais fait le tour de la terre pour rejoindre cette cantine…

Pendant les réunions hebdomadaires, il pouvait se dire des choses importantes sur l’avenir de la boîte, sur nos intérêts et tout le reste. Moi, je ne voyais que le présent tant je l’admirais ; elle était ma seule attention ; elle était le hasard de ma chance et la certitude de mon désespoir. Ils pouvaient bien passer des diapos, des schémas, des films, dans la pénombre de la salle, je cherchais son ombre essentielle au milieu des autres figurants…  
Le week-end, je passais cent fois devant sa maison mais c’était un pur hasard parce que c’était le chemin de la plage. Parfois, le portail était ouvert ; un instant, je voyais sa voiture pistache garée et j’étais content comme si je ramenais chez moi un trophée d’obsession ; c’était mes longs dimanches de fiançailles…

Parfois, devant la machine à café, on se retrouvait en décalé avec les autres. Un autre pur hasard : j’avais toujours de la monnaie pour nous deux ! Par je ne sais quel sortilège, quand je glissais les pièces dans la fente de l’appareil, le bruit du mécanisme remontait mes allants de séducteur timoré. J’avais des mots de cosmonaute, sans doute à cause de son étoile qui m’accaparait…
Quand elle me regardait, je perdais tous mes moyens ; j’étais ébloui comme quand on regarde le soleil en face. Aussitôt, pantelant, j’étais naufragé dans le bleu de ses yeux ; je pataugeais, je me noyais mais je retenais mes soupirs au bout de ses prunelles ; je crois qu’elle s’en amusait. Le hasard n’est pas si pur…

Un jour d’accablement, j’ai rencontré son mari, un vulgaire blondin trentenaire, qu’elle tenait négligemment par le bras ; il m’a serré la main comme s’il me connaissait, ce n’était pas un hasard… On s’est raconté des insignifiances de pluie et de beau temps et il m’a remercié pour toute la complaisance que j’avais envers sa femme… « Sa femme. » Ces deux mots résonnaient dans ma tête et tous les Doliprane de toutes les pharmacies du monde n’auraient pu calmer ce brouhaha intenable. Mais qu’avait-il de plus que moi, cet hobereau de pacotille ? Que savait-il de l’effeuillage des marguerites, du murmure des sources, du cri des éclairs, du parfum des autels, de l’or du Bonheur ?...  

Ce qu’il n’avait pas en plus, il l’avait en moins : vingt-trois ans… Alors, avec mes cheveux blancs et mes rêveries de vieux beau, j’ai pris la retraite, j’ai déménagé, j’ai changé de région ; depuis, le moineau de mon cœur est à l’agonie au fond de sa cage. Pourtant, quand je vois une voiture pistache passer dans les environs, il ne peut s’empêcher de « chamader », mais ce n’est que… le pur hasard de la circulation…

7 commentaires:

  1. Jolie cette histoire, j'ai connu une jolie moinelle, quelqques kilomètres et 20 ans nous séparaient. 20 ans ? Une vie que nous n'avons pas vécue ensemble...

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  2. cependant...pour certains, ce type de rencontres devient une histoire concrète...

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  3. Au bout de tant de purs hasards,le doute s'insinue

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  4. Arpenteur d'étoiles20 mai 2017 à 11:22

    une très belle histoire ou le hasard est prenant toute une vie et l'oiseau s'envole un peu dans la tristesse ...

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  5. Il n'y a pas que la couleur de la pistache qui soit envoûtante. Ton style est un ensorcellement !

    A peine réarrivé ici, je vais devoir déménager moi aussi ! ;-)

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  6. C'est mignon, cette succession de purs hasards...
    Le destin s'amusait follement à semer des cailloux, on dirait...


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