lundi 10 juillet 2017

Andiamo - On ne va pas en faire une pendule,

La Comtoise

François Barroz, bien campé sur ses jambes musclées de montagnard endurci par les années de dur labeur, scrute l’horizon. Il voit monter derrière le pic de la Belle étoile de gros cumulonimbus annonciateurs d’orages, et ici dans cette vallée du haut Bréda, ça n’est pas bon signe.

Dans le massif de Belledonne, quand l’orage éclate, ça ne fait pas semblant !
Les blés sont mûrs, songe-t-il, je devais moissonner demain avec Etienne, qui sera là avec son mulet… Cet orage va tout foutre en l’air ! Alors, lentement, il lève les bras vers le ciel, après s’être assuré que personne ne passait sur le chemin caillouteux en contrebas.

Ses yeux se révulsent, puis il marmonne une étrange litanie. Un éclair zèbre le ciel au dessus de « Roche noire », puis, lentement, comme aspirés par eux-mêmes, les nuages menaçants se résorbent et disparaissent tout à fait.
Un petit sourire satisfait au coin des lèvres, François rentre chez lui.

En ce début du vingtième siècle, le mobilier est modeste : une grande table, deux bancs, un bahut surmonté d’une crédence dans laquelle sont rangés la vaisselle et quelques ustensiles. Dans le fond de la pièce, une porte donnant sur la chambre, chichement meublée elle aussi.

Seul « luxe », près de la grande cheminée constamment alimentée, trône une horloge : une comtoise.
Ses flancs, en bois de châtaignier, sont généreux comme ceux d’une paysanne ayant mis au monde plusieurs enfants.
Elle est couronnée comme on dit, c'est-à-dire que le sommet n’est pas plat, mais comporte un chapiteau. La sculpture qui l’orne représente un bouc, cornes torsadées comme il se doit, et les pattes antérieures descendent de chaque coté de l’horloge.
Les lourds contrepoids, eux, sont en fonte, ils représentent une pomme de pin, et le joli balancier en bronze oscille au rythme des secondes qu’il égrène.
Ce qui surprend, c’est le silence ! Aucun tic-tac n’accompagne la danse régulière du disque doré.
Cette horloge ne varie pas d’une seconde, se plaît à dire François. L’horloger qui l’a fabriquée, voici plus d’un siècle, a eu les yeux crevés… afin qu’il ne puisse en faire une semblable. Cette horloge a appartenu aux Ducs de Savoie, ajoute-t-il avec un petit sourire narquois !

Bien sûr, aujourd’hui, on dirait : « encore une légende urbaine » ! La plupart des belles horloges présentes dans les grandes villes rapportent toutes la même légende !
Dans ce village blotti dans la vallée qui domine Allevard, on apprécie beaucoup François, un grand gaillard, costaud, toujours prêt à rendre service, souriant, et vaillant comme un mulet !

A son arrivée ici, il y a maintenant une quinzaine d’années, on se méfiait un peu.
Pensez donc ! Un bel homme dans la force de l’âge… Célibataire !

Quelques jeunes filles hardies avaient bien tenté de le séduire lors des fêtes des moissons, ou de la Saint-Jean. Peine perdue ! Il dansait bien un peu, histoire de ne pas les vexer, mais il préférait s’attabler avec quelques bûcherons, ou paysans comme lui, et discuter de cette république qui décidément n’allait pas très fort, en éclusant quelques chopines d’un blanc de pays, fort âcre et piquant à souhait !

Quand, passant sur le chemin qui longeait sa maison, il apercevait un homme rentrant des champs situés plus haut, il ne manquait jamais de l’inviter à venir prendre un « canon ».

Une étrange impression de malaise saisissait l’invité dès qu’il entrait dans la grande pièce, et tout d’abord cette grande comtoise qui n’émettait aucun tic-tac !

C’est de la très grande précision, expliquait-il, les rouages sont si finement usinés qu’ils ne font aucun bruit, ce qui ne l’empêche nullement de bien fonctionner.

En effet, quand l’œil s’attardait un peu, on remarquait que la grande aiguille sautait d’un coup sur la minute suivante…. L’horloge fonctionnait parfaitement !

Un joli matin de mai, nul ne vit François. C’était un dimanche et, chaque dimanche matin à la sortie de la messe, François rappliquait dans l’unique café du village, s’attablait, alors en compagnie de Joseph, de Pierre, de Félix ou autre, il commandait une bouteille de vin bouché, c’était toujours lui qui régalait.

- Bah ! J’n’ai point d’bonne femme qui m’bouffe mes sous, alors j’peux ben vous en faire profiter, disait-il immanquablement !
On riait de bon cœur, puis on trinquait à la bonne santé.
Donc ce dimanche-là : point de François !
On s’interroge, on s’inquiète, on se met en route pour son logis.

La grande pièce est meublée, rien n’y manque, le balancier de la belle comtoise oscille comme à son habitude… Dans le silence.

Les jours ont passés, François n’est jamais reparu. Les gendarmes sont « montés » depuis Allevard, ils ont interrogé les habitants, nul n’a su dire ce que François était devenu.

L’enquête a conclu à un accident.
- Bah ! Il aura voulu aller taquiner la truite, aura glissé, puis se sera noyé dans le Bréda !
Le Bréda c’est le torrent qui descend la vallée à laquelle il a donné son nom, puis va se jeter dans l’Isère, à proximité de Pontcharra, dans la riante vallée du Grésivaudan. Cette généreuse vallée circule entre les massifs de Belledonne, Chartreuse et Vercors.

Certes la mairie n’est pas bien grande, a déclaré Antoine Ruaz le maire, mais ce serait bien de récupérer l’horloge, puisque ça fait maintenant deux ans que François a disparu, ainsi elle servirait à tout le monde ! Et puis, si par hasard un héritier se présentait, on la lui rendrait, on n'en ferait pas en faire une pendule! Bien sûr la boutade a fait rire les personnes présentes.

Cette proposition fit l’unanimité. Sans perdre de temps, deux hommes forts de la commune partirent chercher la comtoise.
Ils la soulevèrent, encouragés en cela par quelques curieux venus assister au spectacle.
Bien que personne ne s’en occupât depuis deux ans, elle fonctionnait toujours !

Charles et Félix soulèvent à grand peine la belle horloge, puis la portent comme on le ferait pour un cercueil. Charles descend le perron à reculons… Soudain son pied manque une marche, il titube, perd pied, part à la renverse, n’a que le temps de s’agripper à la rambarde pour ne pas s’affaler !
La comtoise choit lourdement, le bois éclate, le balancier se décroche, émet un bruit cristallin en heurtant une marche, le boîtier contenant le mécanisme s’ouvre…
Il est vide ! Aucun rouage, aucun ressort, nulle trace de pivots ou d’axes… Rien !

Mars deux mille dix sept, tout en haut d’une tour de la Défense, François Barroz, P.D.G de la « Time box corporation Ltd. » regarde Paris qui s’embrase dans le couchant, un spectacle qui l’enchante, et dont il ne se lasse pas.
Dans son dos, une pendule « design », comme on dit aujourd’hui, affiche l’heure d’une manière très « digitale ». Au-dessus, juste au-dessus, une tête de bouc très stylisée, en inox brossé du plus bel effet….

10 commentaires:

  1. un cousin du Comte de Saint Germain ton personnage :)

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  2. Tisseuse : Un cousin du comte de St Germain ? Bien sûr répondit-il du tac au tic tac ! ];-D

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  3. Cré bondiou ... satan,sort de c't'horloge de malheur !
    Excellent,m'sieur andiabolo. ;o)

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    1. Stouf : Nooon Satanas reste en place qu'on rigole un peu ! ];-D

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  4. Que de mystère dans cette histoire rurale ponctuée d'un zeste de modernité. Cornes de bouc! J'ai bigrement aimé

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    1. Végas : Etant donné que l'histoire se déroule dans les Alpes, corne de chamois serait plus approprié ! Merci d'être passé ];-D

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    1. Chri : Après ce qu'on entend tous les jours à la radio, une belle nouvelle ne peut que réjouir !! NAN j'déconne merci Chris. ];-D

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  6. Arpenteur d'étoiles11 juillet 2017 à 14:32

    François (est mon prénom) et Etienne est un de mes chers amis :o))
    et cette nouvelle est forte et j'aime la comtoise. Bravo !!

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    1. Arpenteur : François bonjour ! les flancs galbés d'une jolie comtoise font penser à la silhouette d'une jolie Madame...

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