jeudi 26 octobre 2017

Pascal - Mystérieux voisins

La rampe

J’habite au quatrième étage, tout en haut, et je ne prends jamais l’ascenseur, je suis un sportif… sauf quand je remonte toutes ces lourdes commissions ou quand je descends ma modeste poubelle, en vases communicants. Enfin, si, je prends l’ascenseur, comme tout le monde au quatrième…au troisième aussi, je pense, voire au deuxième…

Des années que je vis dans cet immeuble. Je ne parle jamais à personne par habitude ; ici, en hauteur, c’est presque agréable et pas trop bruyant. Les mouettes se posent sur le toit juste au-dessus de mon appartement en criant des histoires de mer. Je crois toujours que ce sont des cerfs-volants égarés qui viennent s’échouer sur la vieille corniche avec ses tuiles en génoise et ses gouttières pleureuses.

Je vis au milieu des livres et cela me va bien. Etre solitaire, ce n’est pas forcément de la solitude pesante. C’est un arrangement avec soi-même, un commun accord intérieur, une entente presque cordiale. Pas d’emploi du temps, pas de rigueur dans mes activités, pas de menus à l’avance ni de plans de comète. La bohème me va bien, elle n’a pas de frontière. Quand la porte « sonne », je sais toujours que c’est une erreur ; je ne réponds même plus, mon judas les ignore...

Je connais sans le vouloir mes voisins et leur smala de gosses. Ils sont bruyants pour ma tranquillité et courent dans les escaliers ; les parents ont l’air toujours en colère, toujours débordés avec des horaires d’école, de repas, de courses aux grands magasins pour faire manger tout ce monde. Ce n’est pas pour moi, tout ça. Parfois ils s’engueulent et je les entends à travers le mur, ça pleure fort, souvent… Les gifles volent bas au Pays de l’éducation…

Je suis bien dans mon pigeonnier. Ceux-là viennent aussi, d’ailleurs, se percher sur les barreaux du balcon. Ils se disputent, avec quelques tourterelles roucoulantes à collier noir, cet emplacement d’envol et toutes les miettes que je leur lance.

Récemment au premier étage, est venue s’installer une dame, une jolie femme à la quarantaine épanouie, toujours sur son trente et un, avec un grand chapeau d’une autre mode et des lunettes noires, même quand il n’y a pas de soleil. On lui a fait son déménagement de fond en comble et, elle, elle ne faisait rien. Cette princesse en costume commandait tout simplement !

Je suis un jeune retraité et, au hasard organisé de ma descente journalière aux poubelles, je l’ai observée, ce jour-là, sans voyeurisme aucun. Il ne se passe jamais rien dans ma vie, alors je visionne celle des autres et j’ai pris l’escalier en douceur, pour aller enquêter…

Elle ne m’a même pas regardé, comme si je n’existais pas et pourtant, j’ai fait du bruit en toussant de la poussière invisible sur son palier en chantier. C’est à peine si elle a tourné la tête de mon côté, en faisant semblant de ne pas me voir. Pourtant, je m’étais rasé, je sentais bon, je m’étais fait beau, pour cette rencontre sur ce palier, dans cette tentative curieuse de faire connaissance. Moi qui ne parle jamais à personne...

A l’emporte-pièce, elle a lancé un petit « Bonjour » fleuri à mon ombre déçue et vexée qui reprenait déjà sa descente rapide. Elle commandait son personnel de déménageurs en location comme une gouvernante ses soubrettes et ils marchaient tous à la baguette ! Et vous savez quoi ? Ils ont même apporté un piano tout en douceur…

Il y a quelques jours, le syndic de l’immeuble a fait installer une rampe, juste pour cette dame, juste pour ses déplacements dans mon immeuble ! Il y en a qui ont du pouvoir quand même ! Et puis, elle se prend notre ascenseur, sans se gêner, du premier ! Elle use du courant ! Pourtant, elle n’allume pas la lumière quand elle se déplace dans les couloirs…

Je la surveille, j’enquête et je n’en parle à personne. De mon balcon observatoire, je vois une voiture qui vient la chercher tous les matins ; un chauffeur bien mis l’accompagne et lui tient la portière. Oui, c’est une princesse pour carrosse, cette femme-là...

Parfois, quand je monte mes escaliers, pour respirer les repas des autres, pour entendre des cris et des pleurs auxquels je ne participerai pas, ou des télés dont je me moque bien de tous les programmes communs, j’écoute son piano sans queue qui délivre ses arpèges harmonieux. Elle joue bien. Je pourrais rester des heures derrière sa porte et me laisser emporter par sa musique visionnaire…

De temps en temps, cette belle dame lointaine se promène au bras d’une amie dans les allées de notre petit parc ombragé. Ses grandes lunettes noires la protègent du soleil aussi, quand il se cache dans les nuages. Je crois que c’est une artiste, une vraie vedette, pour mon petit film intérieur. Elle vient se reposer à l’écart des flashs et des journaux à sensations, c’est sûr. Un jour de courage, je lui demanderai un autographe, au hasard d’une rencontre convenue dans les couloirs, sous les feux de la rampe…

Un matin, je l’ai vue prendre son courrier et sa main tremblait sur la petite clé de la boite, elle s’énervait sur la serrure ; elle a dû penser que je l’avais reconnue et elle ne m’a même pas adressé la parole quand elle a entendu mes pas dans l’entrée. Madame me snobe… Alors, je n’ai pu m’empêcher de la sermonner gentiment, mais avec fermeté, sur les quelques mots de politesse qu’on adresse à autrui, quand on est adulte, dans des circonstances matinales. La belle actrice, sous son grand chapeau, a alors quitté ses lunettes noires pour me regarder dans les yeux et… ses prunelles étaient blanches, absolument blanches, dans la nuit profonde. Elle était aveugle ; j’aurais dû le savoir, mais je ne parle jamais à personne…

7 commentaires:

  1. ah !!! combien des indices peuvent être trompeurs et porteurs de quiproquos !
    bien vu, si je puis dire :)

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  2. Mystérieuse jusqu'au bout de ton texte Pascal, cette dame aux lunettes noires ! Belle - si je puis dire - chute.

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  3. Quelle chute ! Ton peintre préféré c'est Miro assurément. ];-D

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  4. Je suis tombé amoureux entre le 5ème et le 8ème paragraphe, enfin quelque part dans l'escalier. Est-ce qu'on peut situer exactement ces choses-là ?

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  5. J'ai a-do-ré.
    Comme mon voisin du dessus, le mystérieux Bricabrac qui joue les ombres portées...
    ¸¸.•*¨*• ☆

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  6. J'ai adoré ! Je ne m'attendais pas à la chute ! J'aime l'idée de retrouver la séduction et le piano, que j'ai également choisis de travailler dans mon texte ;)

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