vendredi 24 novembre 2017

Pascal - Vide-greniers


Salvator Mundi 

Après maints coups de téléphone de l’ANPE aux différents employeurs éventuels de la région, je fus finalement embauché comme apprenti déménageur, chez Emmaüs. Pas franchement à ma place dans cette ambiance un peu rustre, j’avais été chef-démouleur sur une chaîne de caramel mou chez Dupont d’Isigny avant que la boîte ne ferme et, passionné d’art à temps perdu, je m’appliquais de mon mieux pour satisfaire à cet emploi inespéré…

Un vieux monsieur était décédé, laissant sa maison inoccupée ; la famille lointaine avait reporté ses prérogatives de nettoyage par le vide à un notaire du coin et celui-ci n’avait pas trouvé mieux que de faire appel à nos services. De la cave à la dernière mansarde, du garage à la verrière du jardin, il fallait tout débarrasser et laisser place nette, avant l’arrivée imminente des bulldozers affamés des promoteurs avisés...

Le jardin sentait bon le bassin parisien derrière l’immense portail en fer forgé. Pas encore habitué à ce genre d’intrusion, cela m’avait rendu tout chose de pénétrer dans cette maison. Des parfums d’après-rasage planaient encore dans la salle de bain, des effluves de friture stagnaient dans la cuisine, des odeurs de fleurs séchées restaient collées aux motifs forestiers des vieilles tapisseries murales.
Des placards, s’échappaient des fragrances tenaces de pain d’épices, de bonbons à la menthe et de sirop d’anis ; du buffet de la cuisine, c’était les aromates exotiques, le café, la réglisse, le cumin, qui s’échappaient comme pour retourner bronzer dans leurs lointaines contrées.
Il montait de la cave, des senteurs de fagots et d’anthracite ; au faible halo de la lampe, des pépites de charbon étaient incrustées dans les murs, et cette cave, c’était une mine…
Dans les escaliers presque glissants qui emportaient à l’étage, c’était l’encaustique qui prenait le nez. Avec un peu d’imagination, dans la corbeille de fruits posée sur ce meuble, je pouvais voir des pommes et des poires célébrant l’automne…

Le plancher craquait sous nos pas comme s’il n’était plus habitué à recevoir du monde ; derrière la porte, il y avait encore des patins et, innocemment, comme un invité bien élevé, je les chaussai… Avec leurs brodequins crottés du jardin et leur casquette vissée sur la tête, mes équipiers du jour n’en avaient rien à foutre de tout cela. Carte blanche mais place nette, avait répété le notaire. Il fallait juste trouver quelque chose qui vaille le coup afin de rapporter un peu de fric, pour rentrer dans les frais de notre déplacement.
Comme des trophées d’importance, une petite pendule en faux marbre, fin dix-neuvième, une paire de statuettes en ivoire, une boîte à musique, sans bijou dedans, un banal jeu d’échecs avec toutes ses pièces, une montre à gousset, un vase, peut-être en cristal, un lustre aux mille reflets miroitant, une petite collection de timbres oblitérés des anciennes colonies françaises et un abat-jour contemporain, s’entassèrent au fond de notre camionnette…

Derrière un tiroir, je trouvai des insignes militaires, des médailles de champs de bataille ainsi qu’une baïonnette à la pointe écornée. Au fond d’une malle, il y avait des parchemins enroulés ; leurs majuscules pompeuses gravées à l’encre noire célébraient des brevets d’obtention à des Grandes Ecoles ; pêle-mêle, des photos sépia racontaient des petits-enfants, en précieuses marinières du dimanche ; leurs regards curieux et leur garde-à-vous figés pour ne pas l’effrayer, ils attendaient le petit oiseau…

Dans le salon, nous avons décroché des tableaux sans nulle valeur, mais comme on devait tout débarrasser. Il restait leurs marques claires contre les murs telles des pièces de puzzle tombées du panorama…
Nous avons enroulé les tapis, descendu les suspensions, empilé les livres anciens, démonté la bibliothèque. Il y avait plein de recueils de peinture ; ce vieux monsieur devait être un féru de tableaux et des choses des enluminures anciennes. Une des étagères était exclusivement remplie de bouquins exaltant l’œuvre de Léonard de Vinci.
Malencontreusement, en manipulant un des volumes, je le fis tomber à terre ; comme s’il voulait me montrer quelque chose, il s’était écartelé à sa double page, découvrant en grand la photo de « Salvator Mundi » ; je le reconnus sans peine...

Un à un, nous sortîmes tous les meubles ; nous étions comme des fourmis ouvrières, arrachant de cette maison les pans de son histoire. Dans la chambre du vieux monsieur, il y avait cette peinture étrange accrochée au mur ; de dimension quarante-cinq sur  soixante-cinq,  (j’avais mon mètre) il représentait le même personnage auréolé que celui du livre tombé. Quelle coïncidence, me dis-je, en le manipulant avec une précaution de connaisseur. Panneau en noyer, peinture à l’huile, art chrétien, renaissance italienne ; aucun doute, c’était une belle reproduction du chef-d’œuvre expliqué dans la double page du bouquin...

« Hé, l’instruit, il te plaît, ce tableau ?... » En m’observant de loin, ils se moquaient, les manutentionnaires, comme s’ils voyaient ce genre de croûte tous les jours.
Celui-ci trouvait ses tatouages aux biceps mieux réussis que cette allégorie énigmatique : « Ta bondieuserie, mets-la au-dessus de ton lit !... » me railla-t-il, en décapsulant une bière…
Celui-là préférait gratter les jeux de la Française : « Tu verras, ton Sauveur du Monde, c’est une vraie machine à miracles !... » me china-t-il, en allumant une clope…
« T’as qu’à le garder, ton barbouillage !... Ce sera ton cadeau de bienvenue !... » me dit, en riant, le chef de notre équipée. «  T’en seras quitte pour payer ta tournée !... »

Au diable, tous ces béotiens, ils ne comprennent rien à l’Art, me dis-je, en hochant la tête ; mon Salvator Mundi, dans un vide-greniers du coin, j’en tirerai toujours une bonne cinquantaine d’euros…

Quand nous eûmes complètement débarrassé la maison, elle résonnait de tout son vide. Au bout de la rue, les rugissements des engins démolisseurs entonnaient déjà leur fringale, quand nous nous en allâmes…

6 commentaires:

  1. quel suspense dans cette trouvaille !

    j'ai presque envie de dire : "les innocents, s'ils avaient su la valeur de l’œuvre dont ils se moquaient, et de celui qui partait avec sous son bras..."

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  2. Il y a une vingtaine d'années on a trouvé chez un particulier, de modeste condition, un tableau de Gauguin ! Et ce brave homme l'avait acheté dans une brocante ce me semble, à la lecture de la signature il pensait que c'était un "Guinguin" !!
    Le Monsieur aux goûts simples avait été touché par la beauté du tableau qui figurait en bonne place dans son petit appartement !!: ];-D
    Tout de même concernant ton billet, ce Léonard quel farceur !

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  3. Excellent, cette aventure. Tant sur le plan humain que sur la trame de l'histoire. J'aime beaucoup ;)

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  4. La magie de ces trouvailles au hasard...

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  5. Sic transit gloria (copyright opera) mundi ! ;-)

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  6. Je comprends la pudeur éprouvée en pénétrant pour la première fois dans une maison à vider - c'est déjà difficile de se débarrasser de ses affaires.
    A moins d'avoir le cœur sec, on ne peut pas, sûrement, s'empêcher de penser que des gens ont vécu là, qu'ils aimaient sans doute tout ce que l'on rassemble sans le moindre état d'âme, métier oblige.
    Longtemps, j'ai acheté dans les brocantes, des portraits sépia. Il me semblait les sortir de l'oubli. Pour moi, leur place n'était pas dans la poussière. Je les conserve dans des albums que je regarde parfois comme si tous ces visages faisaient partie de ma famille.

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