jeudi 1 novembre 2018

Jacques - Ça sert à quoi qu'on se décarcasse !


A quoi ça sert qu’on se décarcasse… ?

Je m’efforce de calmer ma respiration qui est encore devenue difficile. Quatre courriels viennent d’arriver, deux icônes m’invitant à participer à des discussions en ligne clignotent en bas de mon écran, et une fenêtre ne m’accordant que quatre minutes avant la prochaine réunion vient d’apparaître.
Sur le combiné téléphonique, une lumière rouge m’indique qu’il y a des messages à écouter dans ma boîte vocale.
J’ai chaud, et dans l’arrière gorge le peu ragoûtant souvenir du repas de midi grâce aux vagues de nausée qui m’assaillent. Dans une autre fenêtre, une litanie de lignes constellées de mots en rouge m’indiquent que rien ne marche.
Échec, échec, échec.
Dans un coin de ma messagerie, la liste des tâches est constellées des petits drapeaux rouges des échéances dépassées.
Je suis épuisé et découragé. Je me lève, peut-être me sentirai-je mieux après avoir vomi ce que j’ai mangé, ce repas trop copieux, trop gras, trop salé, avalé trop vite ?
Ma vision se brouille, disparaît derrière un voile noir. Heureusement, j’avais prudemment gardé une main posée sur le plateau de ma table de travail, auquel je me cramponne.
Le noir s’estompe au bout de quelques secondes, une grosse goutte de transpiration perle sur ma tempe. Je balaie le bureau paysager du regard, personne n’a remarqué ma faiblesse. Il faudrait que je sorte prendre l’air, et pour cela franchir cinq portes dont deux contrôlées par badge.
J’ai envie de pleurer.
Je respire un grand coup, en vain, plusieurs petits coups, ensuite, et me force à marcher. Les toilettes sont sur le chemin de la sortie. On m’interpelle : il ne s’agit pas de me questionner sur ma santé mais de réclamer mon aide pour traiter une difficulté, que je ne comprends pas. Je fais un signe que mon interlocuteur interprète comme il veut. Je viens dans cinq minutes ou va te faire foutre, moi-même je n’en ai aucune idée, je ne vois que cette moquette sale qui tangue.
La sortie paraît si loin, le bouton de commande de l’ouverture de la porte si inaccessible, tellement hors de portée de ma main qu’une soudaine névralgie tétanise. Je ne suis même plus capable de hiérarchiser ces problèmes, j’ai juste peur, j’ai juste mal.
Personne n’a remarqué ma traversée laborieuse de cet « espace ouvert » dont je suis prisonnier. Quand j’arrive devant la porte, je ne sais plus quel bouton utiliser. Mon cœur bat douloureusement dans ma poitrine, il faut peut-être saisir un code ?
Je ne suis pas un homme libre, je suis un numéro.
La porte s’ouvre finalement, je m’engouffre dans le couloir qui semble se rétrécir, m’enferme dans les toilettes, fais couler de l’eau froide, m’en asperge le visage.
Je croise mon regard dans le miroir constellé d’éclaboussures. Les joues bouffies mangées par une barbe mal taillée, les lunettes sales, le cheveu gras et le teint verdâtre.
Je perds l’équilibre, glisse le long du mur, indifférent à la saleté du sol.
J’ai mal et je manque d’air. Il faudrait que je retourne travailler, que j’aille à l’une de ces réunions.
Je songe à tout ce travail qu’il me reste à faire, malgré tout le travail réalisé.
Échec, échec, échec.
Tout ce travail, pour en arriver là, à crever le cul dans la crasse.
Je pense à mes collègues, de l’autre côté du couloir, qui vont devoir faire sans moi, encore plus de travail...
A quoi ça sert que je me sois décarcassé ?
Dans un dernier râle, mi hoquet mi sanglot, je crache la réponse:
« A rien »

5 commentaires:

  1. j'hésite entre : malaise vagal ou digestif, crise d'angoisse, problème cardiaque...
    mais j'ai l'impression que ton texte dépeint surtout l'énorme problème du burn-out :(
    j'interviens souvent, mais avec quelle impuissance, auprès de personnes qui se sont tellement investies, et avec une telle discordance entre leurs valeurs profondes et l'absurdité de leur environnement de travail ou des décisions prises par leur hiérarchie...

    hélas, tellement bien décrit le vécu dans l'open-space, et la pression constante des fenêtres ouvertes sur l'écran d'ordinateur, les réunions via web, ou en direct, les relances de dossier en retard, les interpellations des chefs, des collègues, des intervenants extérieurs, etc....

    j'espère très sincèrement qu'il ne s'agit pas de toi dans cette description, mais d'un questionnement bien légitime sur un mode de travail qui ne génère que contraintes et stress, et non plus évidence de sa propre utilité, et satisfaction des projets réalisés

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  2. Pas une once d'espoir dans ce texte d'une actualité brûlante. Le circuit est bien cramé !

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  3. Tout ça sent le sapin… vivement les vacances de Noël si Noël existe encore

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  4. J'ai eu sans doute la chance de ne pas connaître ce genre d'angoisse, bien sûr j'arrive en fin de course, mais quelle course !
    Si j'osais je te chanterais "Noir c'est noir". ];-D

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  5. Tu décris très bien ce qui se passe aujourd'hui dans le monde du travail.
    J'espère que ce n'est pas autobiographique. En tout cas, je n'en serais pas surprise tellement le ressenti semble réel.

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