samedi 10 novembre 2018

Jacques - Le singe qui aimait les livres

Voilà une belle journée qui commence.
C’est important de bien formuler, dès le matin, un tel constat. Cela permet de créer une dynamique qui va nous porter jusqu’au soir : de bonne humeur, j’ai avalé mon petit déjeuner de fruits et me suis mis en route pour mon travail.
J’aime mon travail.
Chaque matin, je traverse la ville par les chemins de verdure jusqu’au centre historique et là, dans un vaste bâtiment de pierre de taille, imposant, même si, aux standards de l’époque de sa construction, on l’eût trouvé un peu maniéré.
Mais peu importe : j’y pénètre par une petite entrée, discrète et sécurisée, et une succession de couloirs et de portes m’amène dans l’immense espace de cette bibliothèque.
J’aime cette bibliothèque.
On dit qu’elle contient plus de cent millions de documents, mais ce sont les livres, parfois vieux de plusieurs siècles, qui me fascinent.
Je commence ma journée par une inspection visuelle, flânant le long des galeries de bois à contempler l’alignement des reliures, humant l’air, attentif à la moindre odeur de moisissure suspecte. La base du travail de conservateur.
Dix ans que je suis à l’affût du moindre signe d’altération de cette mémoire irremplaçable des siècles de civilisation qui nous ont précédé.
Les chroniques du Grand Basculement ont disparu, les Hommes ayant eu l’inconscience de les confier aux seuls ordinateurs, et les transcriptions réalisées plus tard de la tradition orale sont sujettes à caution. Tout ce l’on sait est là. Ici et dans une poignée d’établissements semblables aux quatre coins de la planète – une expression un peu loufoque puisqu’elle est ronde, mais les Humains semblaient l’apprécier et nous l’avons conservée.
L’Humanité, qui nous a façonné pour lui survivre, dans le remords tardif de la destruction de nos écosystèmes, a disparu depuis des générations.
Ainsi, j’inspecte.
Il m’est aisé de me déplacer à vive allure jusqu’aux plus hauts rayonnages, car les capacités de mes ancêtres arboricoles me sont parvenues intactes. Je peux ainsi transporter sans aide mécanique les vieux volumes que je peux entretenir avec déférence.
Et même lire.
J’aime lire ces livres.
Les derniers Hommes nous ont laissé en héritage de gènes modifiés pour que nous puissions articuler un langage complexe et améliorer l’efficacité des zones cérébrales correspondantes. Malheureusement, ils n’ont pas eu le temps de nous apprendre la lecture. Ils ont disparu avant, ironie du sort, eux qui savaient modifier la nature au niveau atomique ont été anéantis en quelques années par une poignée de protéines, un prion.
Il nous a fallu plusieurs générations à nous, les Grands Singes, pour retrouver le mécanisme du déchiffrement.
Quelle révélation !
Nous avons pu nous approprier toute l’humanité qui s’est peu à peu dévoilée. Ses rêves, ses perversions, ses peines et ses joies. Ses aveuglements. Nous avons compris cette cupidité inouïe, cette oscillation perpétuelle entre solidarité et rejet de l’autre, cette schizophrénie ontologique qui a créé tant de drames et nous avons appris.
Nous avons appris de leurs erreurs, nous avons compris leurs joies, nous avons partagé le beau.
Grâce au legs précieux de ces livres.
Comment pourrais-je ne pas les aimer ?

7 commentaires:

  1. Quel héritage ! Conserve-le bien

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  2. génialissime cette vision de type "planète des singes" !

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  3. Déjà Félicien Champsaur avait réussi l'expérience dans l'excellent bouquin "Nora la guenon devenue femme", emprunté dans la bibliothèque paternelle alors que j'étais encore enfant, chez moi il n'y avait pas de censure . ];-D

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  4. Délicieuse uchronie. Merci, très précieux Jacquot !

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  5. Ah, que l'homme remonte au singe, sage, finalement !

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  6. Évidemment cela ne me fait pas plaisir de nous savoir rayés de la carte, mais j’avoue avoir toute confiance en ce conservateur, la littérature humaine est entre de bonnes mains 😊

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  7. Dans la lignée du "Demain les chiens" de Clifford D. Simak, tu livres ici un texte superbe, d'une sagesse inouïe !

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