mardi 4 décembre 2018

Pascal - Le chemin de l'école


L’École de Danse 

« Monsieur Degas ?... Monsieur Degas ?... »

« Chut… N’interrompez pas le maître… »

Degas, comme à son habitude, avait disposé son chevalet au bord de la piste de danse. Il était comme un pêcheur attentif aux moindres frémissements du miroir de l’étang. Aux pas chassés des petites nymphes s’exécutant sur l’onde, il reproduisait les moindres reflets, en laissant batifoler ses pinceaux sur sa toile. D’abord spectateur, tel un apprenti voyeur constatant ses premiers émois, il s’était doucement immiscé dans le jeu de la séduction réciproque. Sur le chemin de l’École de danse, s’il baignait dans l’enthousiasme général, il se mouvait dans l’euphorie personnelle… 

Nerveux, il touillait sa palette, cherchant ici et là les meilleurs tons de son illumination. Les courants d’air des coulisses, le parfum des planchers, la rumeur joueuse ou travailleuse de la répétition, tout le subjuguait, tout l’attirait, tout l’interpellait, dans le maelstrom de ses sens en ébullition. Jeunes papillons tourbillonnants, les petits rats de l’opéra cherchaient l’amplitude de leurs gestes comme s’ils voulaient s’envoler à la lumière des grands lustres.
Révérences ou entrechats, arabesques ou cabrioles, sauts de biche ou tours en l’air, se bariolaient naturellement sur le nuancier de ses traductions les plus subjectives…  

Quelle plus belle sensation que d’œuvrer dans l’Harmonie ondoyante ? Capturer le Mouvement, l’immortaliser en lui offrant le frisson sublime, c’est comme donner la mélodie à la cascade, l’essence au tourbillon du vent, la fièvre au soleil, la poésie à la pluie…  

Degas se gorgeait de ses sensations turgescentes ; la mimique obstinée, le froufrou vaporeux, le ruban volage, la dentelle évanescente, le tutu pétulant, le juste-au-corps confondant, c’était ses coups de foudre adressés à son âme, et son cœur à l’unisson guidait sa main badigeonneuse.
Eponge fascinée, soûlé par toutes ses perceptions, quand il se pressait sur sa toile, c’était un déferlement émotionnel intense. Par sa peinture interposée, il faisait l’amour avec ses personnages, et le halètement des petits rats, au dur labeur de leurs progrès, était le souffle de son inspiration…  
Aux injonctions du maître de danse, il reprenait haleine, le temps de brouiller une autre de ses carnations affamées. Aux « un et deux », il dessinait la courbe d’un décolleté, aux « trois et quatre », il maquillait un visage de l’ombre d’un sourire complice, aux « cinq et six », il esquissait un autre mouvement de ballerine effrontée.
Par un effet sibyllin de miroir, une révélation partagée, un enchantement extraordinaire, le peintre se nourrissait même des sujets qu’il enfantait sur sa toile. C’était un échange implicite, une autre inauguration sensorielle, un délire de menées et de glissades. Ivre de ses émotions, tel un scribe devenu fou, il en devenait un être transcendé, naviguant dans une dimension intemporelle, où le flux migratoire des couleurs posées sur le fil de son œuvre était sa seule démonstration de présence.

Le nirvana des peintres, le Saint Graal, l’absolue évanescence, c’était son royaume à cette heure de feu d’artifice pictural. Là, entre une lumière diffuse et un nouvel ordre de danse, capturant l’instantané de son modèle virevoltant, il en filtrait la vraie quintessence. Qu’importent les défauts de la factualité, les contre-jours trompeurs, les pas de danse timides, la froideur des décors ; partial, dans l’alcôve de son chevalet, il s’imprégnait de la transpiration des danseuses, des craquements du plancher, des notes crispantes du piano, des éblouissements des luminaires. Généreux, il les magnifiait dans l’aura exaltée de son tableau dansant. Alors, la bousculade était grâce, l’approximation était audace, l’atermoiement était prémisse à l’explosion cavalière.
Empathique, il s’accaparait des grimaces, il haletait du souffle court, il souffrait de l’entorse, d’un soubresaut blessant. Dans le creuset de l’Inspiration, sa palette s’enflammait inexorablement ; les battements de son cœur étaient à l’unisson avec son modèle dansant…

Comme il n’existe pas assez de couleurs pour exprimer la Passion, comme en poésie, il n’existe pas assez de mots pour célébrer l’Amour et, comme en musique, pas assez de notes pour révérer la Nature, il avait des métaphores pittoresques, des paraboles scintillantes, des adjectifs multicolores, des épithètes harmoniques pour encenser ses ballerines… 

Parce que c’est la magie du spectacle, c’était enfin l’apothéose, le geste levé à la perfection, la transcendance totale, la générosité libéralisatrice au seul service de la Grâce et de la Beauté. Degas ténorisait la Danse avec des mots en couleur. Les ocres se congestionnaient en pointes assidues, les turquoises s’abîmaient dans les abysses insondables des rideaux, les blancs immaculés se confondaient dans les broderies des jupons. A la mesure d’un retiré, d’un relevé, d’un royal, il savait transposer la figure audacieuse en truculences émues ; au fouetté, au grand jeté, à la pirouette, il embellissait son œuvre avec des pétillements incessants et des nouvelles luminosités troublantes. Son chevalet devenait le chevalier servant de la danseuse expérimentée ; ils valsaient ensemble. Jardinier des couleurs, il exaltait la rose s’épanouissant sur la piste ; poète, il effleurait de ses pinceaux la toile pour libérer les pas de danse de l’artiste ; matador, à l’estoc de son pinceau, il faisait saigner le pourpre, ce grand impressionniste.

Sur les planches de la perfection, Degas célébrait son sujet ; plus que ses tréteaux, il devenait danseur émérite perché aux nues consacrées. Tout cet émerveillement de petites étoiles filantes courant sur le parquet ciré, c’était son précieux firmament. Cette fascination, c’était son œuvre terrestre, sa destinée, son dû au temps que la vie lui accordait au bénéfice de son talent. Il était le Mouvement, l’oscillation véritable, l’harmonie ultime et si le sourire d’un petit rat se posait furtivement au coin de sa toile, c’était alors la Vibration divine qui emballait l’oeuvre d’une convulsion souveraine qui perdurerait à jamais…

« Monsieur Degas ?... Monsieur Degas ?... »

« Chut… N’interrompez pas le maître, sur le chemin… de son École… »


3 commentaires:

  1. Quel tableau ! Bravo tu l'as bien brossé. ];-D

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  2. comment brosser l'art du mouvement avec l'art de l'immobile !
    c'est un grand mystère, et une école difficile pour les 2 arts
    quel chemin de travail pour arriver à l'excellence !

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  3. Extraordinaire ton texte, Pascal.
    Tu sembles avoir saisi l'âme du peintre et aussi ses démons, c'est exceptionnel.
    Bravo
    •.¸¸.•*`*•.¸¸✿

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