samedi 9 février 2019

Selva - Un fromage

Au col

On se levait vers les cinq, six heures, tu vois. Alors on cavalait comme on pouvait dans le noir  derrière ma mère sur les sentiers de montagne et  avant sept heures on était au col. Ma mère sortait de son sac du pain et de la tomme. La montée nous avait affamés. La tomme avait un bon goût de lait. On grattait la croute avec précaution pour ne pas en perdre. Avec les grandes tranches de pain ça faisait du bonheur dans la gorge.

Ensuite, quand le jour se levait on faisait le tour des forêts  là-haut, on cherchait des chanterelles, des bolets, des russules. Ma mère nous avait tirés du lit malgré le sommeil qui nous collait encore les yeux, mais on ne protestait pas. On savait mon frère et moi qu’on n’avait pas le choix. Notre père était à la guerre. Mon frère travaillait aux routes et ma sœur était placée. Ma mère irait vendre les champignons pendant qu’on irait à l’école et ça nous ferait un peu de confort.

Une fois jeune homme, j’ai travaillé aux routes moi aussi avec mon père, et je donnais la main à droite à gauche, je faisais de la maçonnerie, je travaillais le bois. On se levait encore à l’aube, mais j’avais l’habitude. Le casse-croute de dix heures, c’était comme dans l’enfance, sauf qu’il y avait un canon de rouge avec. Le pain et la tomme avaient pris un goût de vie adulte. On avait deux vaches. Ma mère demandait à la fille de ma sœur de venir les garder. Elle portait le lait à la fruitière et en retour recevait sa part de fromage. Jeune, elle le faisait elle-même, mais avec l’âge, elle aimait mieux comme ça.

Après, il y a eu l’autre guerre. J’ai été mobilisé, mais quelques mois plus tard il y a eu la débâcle et je suis rentré. Avec les copains, on a organisé la résistance dans notre petite vallée. Il y avait ceux des villes qui ne voulaient pas aller au S.T.O, et les autres, ceux d’ici, paysans le jour et héros la nuit. On remontait à ce même col que je connaissais par cœur depuis l’enfance, parce que c’étaient là-haut qu’ils larguaient les parachutes. On allumait des petites lumières tout autour du Grand Leyat. En attendant les avions, on sortait des besaces le pain, la tomme et la bouteille de rouge. On était ensemble, entre copains, et on oubliait le danger même si on était là pour récupérer des armes, du nylon, des tracts, et d’autres choses. Il y en avait toujours un pour siffloter un refrain, pas trop fort à cause de l’écho, mais juste assez pour qu’on se sente  chez nous, allongés proches les uns des autres sous les buissons, à l'affût. On mâchait la tomme et le pain et c’était familier comme les sapins autour, les parfums de la nuit, les bruits des animaux. On était jeunes encore et optimistes. C’était comme si rien de mal ne pouvait nous arriver.

6 commentaires:

  1. vegas sur sarthe9 février 2019 à 18:59

    Un col et une tomme, dénominateur commun de situations bien différentes mais évocatrices d'instants uniques de partage. Joli récit, Danielle

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  2. en effet, un bel air de résistance dans ces coins des Alpes

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  3. La guerre, ensemble, on peut la combattre
    mais à un bon bout de fromage, on ne peut résister

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  4. De belles évocations autour de la tomme qui semble ne pas vouloir faire du temps qui passe, des tourments de la vie, de l'actualité... un autre sujet que celui d'un moment d'apaisement et de convivialité.

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  5. C'est beau, on dirait un extrait de roman...
    J'ai envie d'une tomme à midi !
    Bisous Danielle
     •.¸¸.•*`*•.¸¸☆

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