Sidonie.
Ça paraissait pourtant simple, un anniversaire pensez
donc...
Soixante ans,
la retraite, ça se glorifie, c’est une date importante, et puis notre chère
Sidonie le méritait bien.
C’est ce que pensait Valérie en préparant la liste des gens qu’elle allait
inviter afin de célébrer l’évènement.
Tout d’abord
les quatre enfants, Éric, Liliane, Michel, ainsi que leurs conjoints et
enfants. Puis elle, la benjamine Valérie, trente-cinq ans aux prunes !
La plus jeune
certes, mais aussi la plus débrouillarde, toujours prête à faire la « TEUF
». Il faudrait faire appel aux comptes en banque de chacun. Car, pour que la
surprise soit totale, les services d’un traiteur seraient nécessaires afin de
ménager l’effet de surprise.
En effet, les
préparatifs d’un pareil repas risqueraient de mettre la puce à l’oreille de
leur chère Maman.
Trouver un
établissement à la hauteur, près de ce petit village non loin d’Avallon, perché
sur une colline verdoyante qui dominait la campagne environnante, ne fut pas
chose facile. A force de persévérance, elle finit par tomber d’accord avec la
très sérieuse maison : M. & P. Tachard, traiteurs de qualité. Ayant
pignon sur rue dans la très jolie ville d’Auxerre, célèbre pour sa cathédrale
Saint Étienne et son abbaye Saint Germain, cette dernière se reflétant dans les
eaux de l’Yonne.
Certains
membres de la fratrie s’étaient un peu fait tirer l’oreille quand Valérie avait
annoncé le montant de l’éco participatif, mais à force de sourires et de
persuasion, elle y était parvenue.
Tous et toutes
avaient une bonne situation : l’aîné Éric était garagiste. Muni d’un C.A.P
de mécanicien automobile, à force de travail, il avait réussi à s’installer à
Joigny. Aidé en cela par son épouse, leur affaire marchait plutôt très bien.
Liliane,
modeste employée de banque à ses débuts, avait suivi des formations internes au
groupe. Aujourd’hui, elle était responsable d’agence à Auxerre.
Michel, celui
que l’on appelait « le glandeur », avait ouvert un salon de coiffure à
Fontainebleau, et sa clientèle lui rapportait « gros », disait-on.
Quant à
Valérie, la petite dernière, elle s’était montrée douée pour les études, aussi
avait-elle suivi des études de médecine. Pour cela, elle était « montée »
à Paris. Les études longues, plus l’hébergement dans la capitale coûtaient
cher, la famille avait été solidaire, et chacun selon ses moyens avait
contribué à aider financièrement… Belle réussite au bout du compte.
Sidonie était
très fière de la réussite de ses enfants et répétait à l’envi à qui voulait
l’entendre qu’à force de persévérance, une bonne éducation, des règles de vie,
tout le monde avait sa chance… Pour preuve MES enfants !
Elle insistait
beaucoup sur le « MES », car Charles son mari était parti un beau matin,
afin de se rendre soi-disant au boulot. Une place de chauffeur routier, aux
« routiers réunis », la très sérieuse entreprise de transports d’Avallon…
Et depuis nul ne l’avait revu.
Tout le village
l’avait traité de salaud, abandonner ainsi une brave femme, mère de trois
enfants avec de surcroît la promesse d’un quatrième dans son ventre déjà bien
rond… Quelle infamie ! Surtout que son Charles était un rapide de la
gâchette. Elle l’avait épousé à dix-huit ans, à vingt-cinq ans elle attendait
déjà son quatrième enfant !
- Mais quelle
ordure ! concluait-on chaque fois que l’on évoquait ce pourri de Charles.
Juin
approchait, la fête avait été fixée au deuxième dimanche de ce mois béni qui,
soixante ans plus tôt, le 17 exactement, avait vu la naissance de Sidonie.
Quasiment tout
le village avait été invité, à l’exception de quelques « veaux » comme les
nommaient Sidonie. Qui, pour une clôture mal placée ou une gouttière déversant
dans leur jardin, lui avaient cherché des misères !
Quatre-vingt-dix
invités au bas mot. Pour être une belle fête, ça allait être une belle
fête ! Recommandations avaient été faites à chacun : "motus et
bouche cousue, la surprise devait être totale" !
Les enfants,
leurs conjoints, ainsi que leur progéniture étaient arrivés le samedi dans l’après-midi,
au motif :
- Nous irons au
restaurant afin de fêter ton anniversaire.
Sidonie avait
bien un peu protesté :
- Gardez vos
sous, je n’ai point besoin de ça, achetez-vous des choses utiles, moi
maintenant… Rien n’y avait fait, les enfants avaient tenu bon.
- Comme il vous
plaira, avait-elle fini par concéder.
Le dimanche
matin, et afin d’éloigner Sidonie de chez elle, on décida d’aller à la
grand-messe à Avallon, en l’église Saint Lazare.
- Ah !
Bonne idée, avait souri Sidonie, on achètera des gâteaux chez Fouchaud, et on
les mangera pour quatre heures, c’est moi qui régale !
- Mais non
m’man, avaient rétorqué en chœur les quatre enfants, ça n’est pas la
peine ! On va bien manger au resto, on sortira tard de table, personne
n’aura faim !
- Tsé tsé tsé,
j’y tiens ! avait-elle rétorqué.
Peu de temps
après leur départ pour la grand-messe, un énorme camion à l’enseigne de la
maison « Tachard », lettres bordeaux peintes en « ronde » sur fond
gris perle, du plus chic effet, s’était garé devant la grille du joli jardin,
faisant face à la maison.
Une armée de
serveurs pas encore en tenue avait débarqué, sorti les barnums, les tables
pliantes ainsi que les chaises en velours bleu roi, et disposé le tout en un
temps record ! Le repas maintenu au chaud dans des containers appropriés
avait été débarqué, puis les plats alignés sous un autre barnum en attendant
les convives. Les jolies nappes
blanches, les couverts ainsi que les verres étaient disposés.
Par petits
groupes, les invités étaient arrivés, se rangeant presque au garde-à-vous,
après le coup de téléphone discret envoyé au maire Monsieur Feuillette depuis
le portable de Valérie, l’avertissant de l’arrivée imminente de la reine de la
fête.
Un dernier
virage, la « Velsatis » d’Eric se range devant le petit mur de pierres
sèches. Preste, Sidonie est sortie la première, elle lève les yeux, pousse un
petit "OH !", puis fond en larmes, tandis que tout le village
entonne :
Joyeux
anniversaire !
Joyeux anniversaire, Sidonie !
Joyeux anniversaire !
Ses enfants et
petits-enfants l’encadrent tandis qu’elle s’avance lentement, en épongeant ses
yeux avec un petit mouchoir de percale.
- Merci, merci
à tous, je suis émue.
- Vive
zémue ! ne peut s’empêcher de lancer Fernand le cantonnier.
Le repas est à
la hauteur de l’évènement : foie gras, saumon, cailles aux raisins, cochon
de lait, les fromages, et… Pièce montée. Coté vins, le Châblis était présent,
région oblige, ainsi que les bourgognes.
Le joli paquet
de gâteaux de la très sérieuse maison « Fouchaud » est resté au
réfrigérateur bien sûr !
Le café dans
les tasses, le cognac trône au milieu des tables. Le maire, Monsieur
Feuillette, le visage un peu cramoisi, se lève, desserre sa cravate et, d’une
voix un peu pâteuse, lit le compliment écrit par la secrétaire de mairie. Bien
sûr, le discours est élogieux, vantant la vie exemplaire de cette femme qui,
seule, a élevé ses quatre enfants, qui sont aujourd’hui la fierté du village.
On remercie abondamment cette ancienne et fidèle employée des postes.
Quarante-six
ans au service de la population du village, et n’oublions pas son action au
sein du conseil municipal, son dévouement, la part importante qu’elle tenait et
tient toujours au sein du comité des fêtes de notre village.
- Tu ne
t’attendais pas à celle-ci, hein, Sido ? ajoute-t-il.
On applaudit à
tout rompre, visages tournés vers Sidonie. Alors Monsieur Feuillette lève la
main afin réclamer le silence.
- Sidonie… Tout
le conseil municipal à l’unanimité, ainsi que moi-même, avons décidé de
t’offrir un symbole fort !
Il se tourne
alors vers le portillon du jardin, deux hommes costauds entrent, ils portent un
grand bac dans lequel se dresse un chêne de belle taille.
- Nous allons
tous planter ce chêne en souhaitant, chère Sidonie, que d’ici à soixante ans on
puisse tous encore pisser le long de son tronc !
Énorme éclat de
rire de l’assistance. Sidonie essuie encore ses yeux, mais ce sont des larmes
provoquées par le rire cette fois.
Les deux
« costauds » se sont approchés du muret séparant le jardin de celui de son
voisin, puis ils sont allés dans la remise et en sont revenus avec deux bêches
et une pioche.
- Vous n’allez
pas le planter là ?
- Si, c’est le
meilleur endroit, ainsi tu pourras le voir grandir depuis ton salon !
- Mais, mais…
La pioche s’est
enfoncée plusieurs fois dans la terre grasse, puis les bêches sont entrées en
action, chacune à tour de rôle, bien synchronisées. Soudain Victor enfonce à
nouveau sa bêche, celle-ci émet un bruit sec.
- Putain, un
caillou !
- Allons
Victor ! lâche le maire.
L’homme s’est
penché, farfouille dans le trou, puis en ressort un os très long, il le
brandit, le tourne dans tous les sens.
- C’est quoi ce
truc ?
Valérie s’est
approchée, retire l’os des mains de Victor, l’examine à son tour :
- On dirait… On
dirait un fémur, murmure-t-elle en se tournant vers sa mère.
- Décidément,
ce Charles, il m’aura toujours emmerdé, répond Sidonie en balayant du regard
toute l’assemblée.
Pour une belle
fête, ça aurait pu être une belle fête, ça paraissait tellement simple.