- Allons Madame Cauchois, remettez-vous, calmez-vous, ici vous n’avez rien à craindre.
Irène Cauchois, soixante ans, vient de raconter pour la énième fois, son cauchemar récurrent au Docteur Mouchaud.
Elle se couche tous les soirs vers vingt-deux heures trente, vingt-trois heures, selon la durée du film passant à la télé.
Avec son mari Claude, ils se sont abonnés à un bouquet satellite, étant tous deux à la retraite, histoire de combler le temps libre, avaient-ils déclaré en guise de justification.
Cet abonnement leur dispense des films à profusion, ils adorent cela, les films, surtout les productions Américaines. Bruce Willis, Harrison Ford, Julia Roberts ou Richard Gere les comblent d’aise.
Le mot FIN à peine apparu sur l’écran, ils vont se coucher, pipi-room, un baiser du bout des lèvres, le bonn’ nuit rituel, elle s’endort facilement, Madame Cauchois.
Au beau milieu de la nuit commence le cauchemar, toujours de la même façon.
Une horrible sensation de froid intense au niveau du cou, puis elle ressent la glaciale reptation d’un serpent glissant lentement d’une oreille à l’autre. Malgré le froid du reptile, elle transpire abondamment, son pouls s’accélère, le cœur s’affole, bat la chamade, une douleur atroce lui cloue la poitrine, elle est à bout de souffle.
Cette douleur est due à son angine de poitrine, laquelle est traitée par son médecin, le bon Docteur Mouchaud.
Puis la reptation reprend, cette fois dans l’autre sens. Elle se débat, suffoque, hoquète, jusqu’au moment où, harassée, tremblante, clouée au matelas par l’horrible douleur, elle se réveille. Claude est là, heureusement, il lui tient affectueusement la main, la rassure :
- Réveille-toi, Irène, c’est encore ton horrible cauchemar ! Voilà, c’est fini, ma chérie, apaise-toi !
- Alors, Docteur, je me calme, la douleur s’apaise lentement, quel soulagement ! Heureusement, mon Claude est là !
Affectueusement, Monsieur Cauchois a pris la main de son épouse.
Claude Cauchois, soixante et un ans, bel homme, grand, bien conservé, les tempes argentées, l’œil vif, sportif, ses quatre-vingts kilomètres hebdomadaires à vélo ne lui font pas peur, sans compter ses mille mètres crawl, quarante bassins tout de même, en moins d’une demi-heure, accomplis chaque vendredi à la piscine municipale.
Irène est plus mémère : après ses deux enfants, elle a conservé tout l’excédent de poids pris au cours de ses grossesses, ensuite, le quotidien, un travail sédentaire, peu de goût pour l’effort, préférant la tapisserie au vélo ou à la natation.
Et puis cet infarctus, survenu trois ans plus tôt, les urgences à Bichat, depuis un régime strict.
- Bien contrariants, ces cauchemars, déclare le Docteur Mouchaud. Vous savez, Madame Cauchois, votre cœur est bien fatigué et ces crises qui font augmenter de manière alarmante votre rythme cardiaque au point de provoquer des malaises vous menant au bord de l’infarctus m’inquiètent beaucoup… Vraiment beaucoup. Je vais vous prescrire un petit tranquillisant. Oh ! Pas quelque chose de violent, dans votre état, avec votre angor, plus votre arythmie chronique, il est évident que ce serait absolument contraire, par contre un petit décontractant pris une heure avant le coucher, devrait vous aider à vous débarrasser de cet horrible cauchemar.
Rassérénés, Madame et Monsieur Cauchois regagnent leur petit pavillon de banlieue situé dans une rue tranquille de Chaville.
La journée s’écoule, quiète et monotone.
Le soir, quel bonheur ! Le quatrième volet des aventures d’Indiana Jones : le royaume du crâne de cristal ! Tout un programme…
Après le générique de fin, Irène et Claude vont se coucher, Madame s’endort quasiment instantanément, sans doute le décontractant pris une heure auparavant, Claude ne tarde pas à la rejoindre.
Deux heures dix-sept, Claude a ouvert un œil, toutes les nuits aux environs de deux heures, il se réveille, et cela depuis de nombreuses années.
Précautionneusement, il écarte la couverture, se lève, remet la couverture en place, s’éloigne sur la pointe des pieds, ramasse au passage sa robe de chambre, posée sur le pied du lit.
Il n’allume pas, sa maison il la connaît par cœur, il est capable de la parcourir en pleine nuit sans rien heurter, il se dirige vers la cuisine.
Une légère odeur de nourriture flotte encore dans la pièce. Il se dirige, toujours dans le noir, vers le grand réfrigérateur-congélateur, ouvre la porte de ce dernier, fait glisser la ceinture de sa robe de chambre, la roule en spirale , puis la pose sur l’une des étagères du congélo, il referme doucement la porte.
Avec d’infinies précautions, Claude tire l’un des tabourets rangés sous la table, allume le petit néon situé au-dessus du plan de travail, puis il ouvre tranquillement la pochette contenant son portefeuille.
Il a sorti une photographie : elle représente une jeune femme, mince, jolie, un sourire angélique découvre ses dents magnifiques, elle semble lui dire "je t'attends".
Claude caresse amoureusement la photographie, un sourire sur les lèvres, puis la remet en place.
Une vingtaine de minutes plus tard, il se lève, remise le tabouret sous la table, ouvre le congélateur, saisi sa ceinture, et se dirige vers la chambre, tel un chat.
Le voici debout, près de sa femme. Lentement, il déroule la ceinture glacée, applique l’une des extrémités près de l’oreille d’Irène, puis lentement, très lentement, il déplace le ruban de tissu gelé sur le cou de Madame qui commence à s’agiter.