JUSTE RETOUR DES CHOSES (texte long)
Une voix rauque, comme voilée
- vous êtes bien monsieur Philippe ?
Il avait décroché son téléphone, mais il marqua un temps,
surpris par cette voix qu’il ne connaissait pas.
- heu ... oui, oui
- alors c’est fait ; le travail est fait. Il ne
bougera pas de sitôt
L’homme accompagna cette dernière phrase par un rire
bref.
- quel travail ? Qui ne bougera plus ?
- monsieur Philippe ... la voix s’était faite un peu plus
mielleuse.
- monsieur Philippe, enfin. J’ai accompli ce que vous avez
demandé de faire, simplement. Et maintenant je veux mon argent,
comprenez-vous ?
- je ne comprends pas ce que vous dites. Je ne sais pas
qui vous êtes. Salut !
Et il raccrocha, choqué et inquiet. Il pensa qu’i
s’agissait d’une erreur, ou d’un canular de mauvais goût. Il haussa les
épaules, alla chercher un verre d’eau dans la cuisine et s’installa à son
bureau pour continuer à écrire son dernier roman, sans doute voué aux succès
comme tous les précédents.
On sonna à la porte. Un coup bref.
Philippe se figea. Il va venir ce soir, assez tard en
plus, pensa-t-il. Il se dirigea vers la porte et demanda :
- qui est là ?
- c’est moi, monsieur Philippe. Laissez-moi entrer, je
vous le conseille.
C’était l’homme à la voix rauque.
- mais qui êtes-vous bon Dieu ? Que me
voulez-vous ?
En guise de réponse, une feuille glissa sous la porte
d’entrée. Une photocopie d’une photo.
- regardez la photo. Vous voyez bien, monsieur Philippe.
Le travail est fait. Vous devez régler la note. Vous n’entendrez plus parler de
moi.
La voix s’était faite un peu plus forte, tout en
conservant une certaine obséquiosité.
Philippe pensa que les voisins risquaient d’entendre,
même de sortir sur le palier pour voir qui parlait ainsi. Il ramassa le papier.
La photo était celle d’une statue qu’il connaissait bien.
Elle avait été installée dans sa ville natale quelques années auparavant.
- je la connais cette statue. Et je n’en n’ai pas
grand-chose à faire d’ailleurs ...
- regardez-la mieux, monsieur Philippe. Regardez-la mieux
fit la voix doucereuse de l’autre côté de la porte.
Philippe l’observa d’un peu plus près.
- impossible. C’est impossible bredouillait-il. C’est
impossible ...
- si, si c’est possible. C’est bien lui, ce con d’Albert
comme vous l’appeliez encore l’autre
jour au restaurant. Ouvrez-moi maintenant. Je pense que c’est mieux. J’entends
vos voisins s’agiter derrière leurs portes.
- Philippe hésita puis ouvrit. En face de lui un petit
homme soigné dans un manteau élégant. Un sourire discret rehaussé par une fine
moustache et des yeux sombres, enfoncés sous un front large.
Philippe jeta un coup d’œil rapide sur le palier avant de
refermer la porte.
- c’est un montage cette photo. Un gag. Vous êtes de la
télé, genre caméra cachée ...
- enfin, monsieur Philippe. Vous êtes un écrivain de
renom. Vos livres sont toujours des best-sellers. On ne joue pas avec des gens
comme vous. Je vais vous montrer une autre photo pour que vous compreniez mieux
qui je suis.
L’homme tenait une
petite serviette en cuir que Philippe n’avait pas vue tout de suite. Il
l’ouvrit et en tira un autre cliché, celui d’une espèce de massif taillé en forme
d’un animal dormant.
- qu’est-ce qu’il y a à comprendre là-dedans ?
- je vais vous expliquer. Vous êtes un très bon écrivain
mais avez la mémoire courte, si je puis me permettre bien sûr. Ce massif
animalier, qui représente un chat, ou un panda, ou un ours, se trouve au Parc de la tête d’or, tout au fond du jardin, en face de
la terrasse de cet excellent restaurant où vous déjeunez de temps à autre.
C’est là que je vous ai vu la première fois.
- vous m ‘avez vu au Chalet ?
- C’est bien ça. Vous étiez sur nos listes, de toute
façon.
- Vos listes ? Vos listes de quoi donc ?
- Nos listes de personnalités susceptibles d’avoir
besoin, un jour ou l’autre des services de l’ACV
- l’ACV ? Mais qu’est-ce donc encore que cette
histoire abracadabrantesque ... ?
L’homme prit alors une carte de visite dans la poche
intérieure de son manteau et la tendit à Philippe.
- L’ACV, c’est ça : l’association des chats volants.
Vous voyez le logo en haut, c’est un chat semblant voler. En réalité il marche
sur une verrière et la photo a été prise d’en dessous. Mais peu importe. Vous
connaissez, les chats bien sûr. Comme tous les écrivains d’ailleurs.
Philippe hocha la tête et s’appuya un instant contre le
chambranle de la porte du salon. L’homme continua :
- un chat à l’affût se tapit, silencieux, immobile, tous
les sens aux aguets. Sa proie, alimentaire ou jeu, peu importe, est là devant
lui, insouciante. Puis quand il a jugé tout l’environnement, qu’il a mesuré les
distances, flairé le sens du vent, écouté les éventuels bruits parasites, il
bondit sur sa victime et ne la rate quasiment jamais. Ce saut final est comme
un envol. Les membres de l’ACV sont ainsi. Nous sélectionnons les personnalités
... disons « intéressantes ». Nous les suivons, les écoutons,
et découvrons peu à peu les problèmes
qui les perturbent. Puis nous agissons à leur place et venons ensuite nous
faire payer pour le service rendu. Bien entendu, nous avons sur chacun de nos
clients, des informations personnelles qui ne sortent jamais de notre cercle.
Sauf si ils refusent de nous ... disons, « dédommager ». Dans ce cas
nous livrons quelques bribes de leur vie privée à la presse people.
- mais vous êtes des malades, s’exclama Philippe.
- calmez-vous monsieur Philippe. Ce con d’Albert, ainsi
que vous ne cessez de le nommer depuis plusieurs mois. Vous le haïssez, le
détestez, l’abhorrer. Et c’est bien normal puisqu’il est l’amant de votre
charmante épouse. Enfin, il « était » son amant. Aujourd’hui, son
corps est recouvert de fonte, et il a
pris la place de la fameuse statue. Personne ne le cherchera ici. Si vous saviez
le nombre de statues qui sont en réalité « habitées » par des corps
sans vie, vous n’en reviendrez pas.
L’homme eu un petit rire malicieux.
- Alors maintenant, vous nous devez cinquante mille
euros. Reconnaissez que c’est peu payé pour vous débarrassez d’un tel rival.
Philippe sembla se tasser sur lui-même. Il
murmura d’une voix blanche :
- venez avec moi dans mon bureau. Je vais vous payer.
Il fit signe à l’homme de prendre place dans le
petit fauteuil tandis que lui s’asseyait
derrière le bureau. Il soupira.
- allez, monsieur Philippe. Vous êtes libérez de ce
fardeau qui vous pourrissait la vie depuis si longtemps. Moi, j’encaisse et je
disparais à jamais de votre environnement. Je vous donne le numéro de compte de
l’association pour effectuer le virement.
Pendant que l’homme cherchait le document dans sa
serviette, Philippe ouvrit le tiroir, saisit son révolver équipé d’un
silencieux et lui tira deux balles en plein cœur. L’homme s’effondra sur
lui-même, les yeux effarés. Un peu de sang sortit de sa bouche entrouverte.
Philippe, détendu, se planta devant le cadavre de l’homme
au manteau :
- désolé mon vieux. Deux problèmes sont désormais
réglés : ce con d’Albert et toi. T’es pas très grand, tu vas passer par le
vieux vide-ordure qui fonctionne toujours et qui est tellement large. Je te récupère en bas, dans une
poubelle adaptée. Ah, une dernière
chose, j’avais eu vent de l’ACV et j’ai fait en sorte de vous intéresser ...
Tu vas aller très vite chez un de mes amis qui travaille le bronze pour les
boutiques de déco. Je pense que tu finiras en puzzle, dans plusieurs statuettes
de rat ou de souris.
Juste retour des choses, monsieur le chat volant.