Les
cousinades
C’est dimanche ; dans un coin de campagne, on a réuni la grande famille au banquet des agapes. Comme chaque année, on a fêté le temps qui passe, on a encensé les vieux qui répondent encore à l’appel et célébré les anniversaires qui font, des enfants, ces beaux adolescents à la tête qui, aujourd’hui, nous dépasse.
L’après-midi transpire ; sous leurs robes, les femmes écartent un peu les cuisses pour donner un semblant d’air frais à leur intimité. Les mains sur les genoux, elles jouent de l’accordéon avec leurs robes dépliées. Leurs refrains sont ritournelles ; comme d’habitude, elles racontent leurs aventures d’accouchement, l’effort des contractions, la féerie du dédoublement. Elles ont des petits rires, aussi ; des petits rires de connivence qui ne parlent plus mais qui disent tout, et les fruits de leurs entrailles s’endorment dans leurs bras-berceaux moites. Loin des hommes, elles parlent fort quand la discussion est bienséante ou doucement, pour ne pas effaroucher les adolescentes alentour, quand leurs propos deviennent embarrassants. En catimini, elles rosissent, elles rougissent, elles « s’écrevissent », toutes fières d’avoir pu écarter ces cuisses, et à cette heure de confession, on ne sait plus si elles parlent de conception ou de délivrance.
À l’intérieur de la famille, les castes rigoureuses de l’instruction et de l’intelligence se forment naturellement ; pendant que les parvenues pérorent, quelques dévouées débarrassent les tables comme si c’était dans leur contrat de généalogie ; c’est peut-être pour cela qu’on les invite aussi. De nappes en miettes et de taches en ronds de serviette, elles rient sans comprendre ou sourient sans véritables remarques.
Dans les flûtes esseulées, le champagne tiède s’immobilise par manque de frénésie gestuelle ; les bulles noyées ne remontent plus à la surface respirer l’air suffocant de l’été.
Aujourd’hui, c’est quartier libre ; au cours du repas, les hommes ont souvent levé le coude sous l’œil comptable de leurs bourgeoises attentives. Pourtant, la griserie s’évapore sous le soleil ; au jeu de boules, les éclats de voix des hommes, les carreaux sur place, les engueulades, se volatilisent en rythmant le temps qui passe. L’échelle sociale des uns et des autres se mesure à la qualité de leur exhibition adroite ; on mesure, on commente, on tente, on apprécie, on encourage, on brille au soleil…
Là-bas, sur une balançoire de fortune, des jouvencelles espiègles s’amusent avec leurs rubans et leurs dentelles pour attirer sur leur branche quelques damoiseaux éventuels. Au moindre prétexte, elles gloussent, rient plus fort que de raison ou boudent à l’orée de la clairière avec des grimaces indigestes. Plus loin encore, le paysage se flaque en fascinants mirages ondulant sur l’horizon. Si la montagne est belle, elle vacille comme si le poids de la chaleur était un pénible tremblement de terre. De la forêt lointaine, la verdoyance se dilue au feu ardent du soleil, et une aura azurine se disperse au-dessus des cimes.
Par affinités de conversation, accordance de génération ou par silences de digestion, les convives cherchent l’ombre ; à la mesure de l’après-midi passant, c’est à celui qui trouvera la meilleure place ; c’est un jeu de chaises musicales où chacun anticipe les rayons du soleil avec des calculs savants d’ombrages et des perspectives salutaires. Pour montrer qu’on est bien dans l’ambiance, on rit de rien, on rit de tout, surtout si on n’a pas compris l’histoire.
L’aïeul ne dit mot. Quand il a soif, il lève son verre ; quand il tend son assiette au « Qui en reveut ? », une généreuse tranche de gâteau vient s’échouer au milieu ; quand il ferme un œil, on baisse la voix. Par moments, la fumée de sa pipe se répand dans l’ambiance. Elle stagne dans un halo sans avenir que les gestes des gosses pour la faire s’envoler en volutes bleutées. En inspirant, on garde instinctivement ce parfum de souvenir dans un coin de sa mémoire.
L’air se découpe, la sueur est casanière, l’apathie est volontaire. Les mouches piquent, les guêpes sont musicales, les fourmis attaquent, les oiseaux se terrent. La chaleur énerve ; les gosses courent comme des dératés avec des caprices épais au bout de leurs cris. Ils réclament un sirop sans soif, un ballon qui ne les fait plus hurler, un bout de gâteau qu’ils oublient de manger. On voudrait bien en calotter un ou deux, pour faire taire les autres, pour faire l’exemple, pour l’offrir en larmes sacrificielles à cette chaleur oppressante.
L’été se ménopause du côté des tantines affalées sur des sofas de fortune ; elles s’éventent, ces dames, refoulant leurs bouffées de chaleur avec des éventails de lointaines vacances espagnoles. Avec force de discours, elles s’inventent des voyages sous les alizés, des printemps de fleurs luxuriantes et des amants à la peau bronzée. Par manque de salive, leurs conversations se tarissent aussi.
On sent des effluves de résine collante, d’herbe séchée et de chemin caillouteux. Même la poussière est sans élan ; pour flotter sans se disperser, elle se flanque sur les souliers vernis des gamins ou se fige sur les peintures des bagnoles. Entre les ombrages du platane, l’été incandescent se cocarde en flamboiements intempestifs ; les branches plient sous le poids de la canicule ; les feuilles se brûlent au soleil ; irrésistiblement, elles jaunissent, elles rougissent, elles brunissent, elles ternissent. Entre deux éblouissements, on scrute le ciel, on languit un nuage, son ombre passagère. On attend l’orage et sa fraîcheur, la nuit et sa pluie d’étoiles ou l’aube et ses quelques courants d’air. En pleine chaleur, climatisation imaginaire, on a alors quelques frissons de volupté involontaires…