« Allez, Modi, c’est ma tournée !... »
À la Rotonde, attablés comme des soudards avinés, les Soutine, Diego Rivera, Utrillo, Max Jacob, Blaise Cendrars, Apollinaire et autres Jean Cocteau, s’amusaient des délires extravagants du peintre. Lui, ignorant cette assistance goguenarde, comme s’il était seul au milieu de ses tourbillons de peinture, dansait avec un pinceau invisible entre les doigts. Ici, il piochait des bruns de table et de tabouret, là, il puisait dans l’aura bleutée des vitres embuées de fumée. Brusquement, il retournait vers les ombres rouges des flaques de vin sur le comptoir, il triturait les reflets de la glace ou il s’emportait encore dans les brillances des bouteilles alignées sur les étagères…
Enivré jusqu’aux yeux, la flamme dévorante de l’Inspiration brûlait ses paroles, exaltait ses mouvements d’une amplitude survoltée et, dans l’autre main, des frissons inlassables faisaient trembler son verre. Modigliani peignait… Comme une boule de billard désemparée, il se projetait de table en table, respirant goulûment le parfum d’une femme, frôlant le haut-de-forme d’un muscadin, s’emparant de quelques verres délaissés, dansant avec un parapluie déplié ou une canne de dandy oubliée…
« Allez, Modi, bois !... »
En équilibre instable, il planait, Modi ; il revisitait les limbes de l’Ivresse sidérale. Il était complètement absorbé dans ce monde d’abstraction où seuls les peintres embrasés, les musiciens fanatiques et les poètes maudits se retrouvent à l’unisson, au milieu de leurs fantasmes les plus fous.
Il voguait, Modi, là où les Rêves sont réalité, là où les Muses sont chair, là où les vacarmes assourdissants sont des implosions extraordinaires dans leur entendement bouleversé. Il s’évadait, Modi, là où les fanfares bariolées de Lumière sont des couleurs sensationnelles, là où les discernements fuyants sont des évidences, là où les chimères sont des princesses suaves, là où les soleils aveuglants apportent des myriades de tonalités enchanteresses sur les palettes enfiévrées, là où l’Obscur devient grandiose…
« Allez, Modi, raconte-nous ta peinture ! ... »
Désinhibé de toute factualité, Modi errait dans son Paradis infernal. Ses derniers retranchements étaient devenus des bastions facilement prenables, le tangible était maintenant une illusion d’opium, d’éther et de vinasse, l’artificiel était une évidence naturelle. Aux flammes de l’Enfer extraordinaire, il se consumait de brûlures délirantes, il se disloquait en orages de contorsions déchirantes, il mourait à grand feu d’avoir trop embrassé les Abîmes de ses baisers les plus fougueux…
« Allez, Modi, brosse-nous ta muse !... »
Alors, l’artiste atypique se figeait dans son espace apocalyptique ; tout son être se concentrait sur les mots qu’il allait esquisser à la curiosité convenue de cette assistance intransigeante de fieffés gouailleurs.
Tour à tour orateur enthousiaste et mendiant désespéré, pantin désarticulé et statue érigée, souvent burlesque, jamais pitoyable, mais toujours affamé, il se mettait à croquer sa Muse avec des intonations picturales souvent brutales mais toujours amoureuses.
Le cénacle de ses amis peintres et poètes se taisait comme on se tait pendant une homélie théâtrale où chacun se retrouve forcément concerné dans l’histoire. Les cous s’allongeaient, les yeux se révulsaient, les oreilles se tendaient… Seuls des verres sonnaillaient entre ses phrases telles des pieuses clochettes pendant l’Élévation. Il était question de Beauté virginale, d’Amour véritable, de Passion exacerbée, de désirs charnels insatiables, d’introspection sidérale. Par moments, des phrases plus fortes que d’autres s’échappaient de son discours fanatique…
« La Muse n’est belle que nue ! ... »
Alors, il parlait de ses formes, de ses contours, de ses rondeurs, de ses moues, de ses moiteurs, et c’était autant de coups de pinceaux lancés à l’Infini. Sur le bout du cœur, il savait la blancheur de sa peau, le labyrinthe de ses grains de beauté, l’oasis paradisiaque de son parfum volontaire, le galbe de son sein, le velouté de ses fesses, l’ambre de son dos, l’alchimie de ses cambrures, l’harmonie de ses râles…
« Le vrai pouvoir des Muses, c’est de transcender les artistes ! Grâce à elles, ils boivent au calice, ils jouissent de leurs caprices, ils s’embrasent devant leur édifice ! » « Elles sont la clé de notre Paradis, la garante de notre libre-arbitre et le poignard dans notre cœur ! » « Elles charment le serpent qui est en nous ! » « Sans Muse, pas de Passion et sans Passion, l’Art n’est pas ! » « Elle attise la Douleur, elle libère les instincts les plus dissolus, elle subjugue, elle est inconsistante, diaphane et, tout à fois, si réelle ! » « Elle est la caresse de la lame du bourreau et nos larmes brûlantes sont la quintessence de nos sensations inouïes ! » « Si La Luxure est l’encre du poète, elle est la vigueur du peintre !... »
L’italo-juif, un instant, troublé de souvenirs indécents ou magnifiants, déguisait ses truculences avec d’autres aveux suggestifs encore plus mirobolants. Depuis elle, il maîtrisait les roses, les pastels, l’incarnat rougissant, les ombres frisées, les lèvres délicates, les contours obsédants et d’intenses et licencieuses sensualités venaient s’afficher dans le trouble général…
« Bois, Modi, bois !... »
Des enfilades de verres sur le comptoir ressemblaient à des myriades d’étincelants échos répondant à sa fougue. Il se délectait de ces flashs rythmant ses élucubrations ; aux vociférations effrénées de ses emportements pittoresques, ces guirlandes multicolores aveuglaient sa tirade exaltée. C’était ses récompenses suprêmes, le prix de son euphorie, les appels de phare à sa soif débordante. Alors, le geste grave, le regard fier, il s’accoudait au bar en acceptant ces ordres divinement péremptoires. Les verres l’attendaient comme des voyageurs sur leur quai de partance. Sans billet de retour et sans nulle délicatesse, il les envoyait dans le tunnel de son intarissable Ivresse…
« Sans Frénésie, sans Détresse, l’Art est un diamant sans carat ! »
Modigliani exultait en rotant dans les étoiles crottées du plafond ; bien sûr, il se pliait en deux pendant d’interminables quintes de toux, il crachait du sang, il pleurait son mal en riant ; il savait que seule la Mort le délivrerait bientôt de sa folie suicidaire. En perpétuels titubements, il repoussait les mouchoirs complaisants, les réflexions doctorales et les fauteuils bienveillants…
Tout Montparnasse, cette bohème nuiteuse, vibrait en écoutant ses prodigieux éloges. Chacun pouvait la contempler, sa Déesse. Amadeo était tellement loquace. Même ses interludes d’abreuvoir la déshabillaient encore…
Elle était là, omniprésente, langoureuse, au milieu de tous ; son aura était palpable. Si près de nos sens, on pouvait la caresser, on pouvait lui parler, on pouvait l’admirer, ressentir sa chaleur animale et tous ses désirs de femelle insatiable. Voyeurs excités, on connaissait son parfum, la couleur de sa peau, la blancheur de son ventre, la pâleur de son visage, le trait de ses cils, ses yeux vacillants, l’ivoire de ses dents, l’arrondi de ses cuisses, son voile de pudeur indécent cernant ses hanches callipyges. On voulait l’étreindre…
Un vieux bandonéon tissait des notes branlantes dans le brouillard de la fumée ambiante. Accordé à l’unisson, il était la mélopée d’un vague à l’âme général où chacun recherchait un peu de réconfort dans le fond de son verre. Je crois qu’on était tous un peu jaloux de Modigliani. Tout à coup, la Belle Romaine entra dans le bar. Au brouhaha fiévreux succéda un immense silence convoiteux. Tout le monde s’était retourné, tout le monde l’avait reconnue…