Octave
C’est un homme désabusé qui s’est assis, ce matin-là, à cette table un peu en retrait du comptoir du Café Brune. Il tient un livre entre les mains ; il le soupèse, l’ouvre, écarte les pages, le referme, le pose devant lui en l’observant comme s’il allait s’envoler. Depuis le temps que je suis serveur, ici, j’ai l’habitude de ces artistes en vadrouille, de ces poètes en manque, de ces musiciens sans sonate, de ces peintres en maraude de leurs sentiments les plus exacerbés. Celui-là, je pourrais facilement traduire ses sourires, ses rictus, ses murmures, ses larmes, ses plaintes silencieuses…
…Quand j’ai fini d’écrire un livre, c’est comme quand j’ai fini d’aimer une maîtresse. Ma plume retrouve son rocher d’Excalibur et, dorénavant, la belle dort à jamais entre les couvertures. Naturellement, quand je les ouvre, des rires et des murmures en liberté s’échappent et courent jusque dans la marge. J’entends les échos de sa voix, je reconnais le goût de sa bouche ; en caressant les pages, je retrouve la douceur de sa peau.
A langueur de paragraphes, elle est là, allongée, lascive, dans l’ombre d’une idée lumineuse, virevoltante entre tribulation et persécution, ou jaillissante comme une figure de proue traversant la vague tourmenteuse.
Elle était l’encre de mes impressions les plus chevaleresques, l’étendard de mes sentiments les plus pieux, l’épée magique de mon audace, la force de ma rage, la sueur de mon courage, l’emblème de ma foi. Il me semble avoir tout mis, tout donné, tout jeté sur le papier mais ce n’est pas encore assez. A force de tourner les pages, j’ai le parfum de l’encre au bout des doigts. Tout au long de cette aventure de prestidigitation, je l’ai habillée de métaphores, bercée d’adjectifs enlumineurs, dénudée avec des guirlandes d’épithètes flatteurs. J’ai mis du cœur à l’ouvrage, de l’âme, des sentiments ; le bien et le mal s’équilibraient et la Mort conciliante, l’inéluctable, celle en pente douce, n’était qu’un projet encore futuriste.
Ces chapitres enthousiastes m’enivrent avec tous ces suaves parfums de passé ; c’était bien de soupirer si près de ses émois. Encore séducteur, je voudrais prolonger ce livre, le remplir avec des tonnes d’alinéas bouillonnants, des consonances entêtantes, des comparaisons luxuriantes, des effleurements épistolaires insatiables. Mais tout a un début et tout a une fin. A la dernière page, elle est si loin que mes adieux se perdent seuls, sans témoin. Le poids de ce livre est le poids de mon cœur…
Dehors, c’est le vide sidéral, l’infernale page blanche, un drapeau blanc d’infortune. C’est de nouveau l’inconnu, c’est le marasme des interrogations toutes plus ou moins farfelues. Comment sera le profil de la prochaine femelle ? Est-ce que ses effluves m’enivreront ? Consolatrice, saura t-elle me prendre dans ses bras ? Guerrière, sera t-elle capable de repousser mes cauchemars ? Séductrice, saura t-elle me faire rêver des rêves qui ne parlent que d’elle ?...
Encre bleue ou encre noire, encore et toujours insouciante, une partie de moi veut repartir en excursion d’un autre corps mais l’autre, plus pragmatique, me supplie de garder mes distances. Les plaies au cœur ne se ferment jamais complètement ; elles auraient même tendance à saboter les esquisses d’un nouvel Amour…
Je cherche une chimère chagrine, une fée obsédante, une copine de plumard, une pas trop snob, une balayeuse de tourments, une attendrissante ingénue. A cette heure de solitude, qui aura l’heur de ma plume passionnée ? Quelle sera ma prochaine héroïne, ma future victime, l’heureuse élue de mes points de suspension, comme des colliers de perles en intarissables décorations ? En quoi vais-je l’affubler ? Comment vais-je la déguiser ? L’apprivoiser ? La garder ? Comment vais-je la croquer ? A pleines dents, en fruit mûr, en futur d’admiration forcenée ? En noire, en veuve inconsolable, que seule ma témérité de littérateur pourra dérider ?...
Non, ce sera une éphémère passante qu’un simple zéphyr emportera ; une dame aux camélias, une maladive, une aux toussotements tabagiques incessants ; une simple d’esprit, une aussi folle que moi, pour partager des grands moments d’illusion ; une voyageuse, une baroudeuse, toujours entre deux gares, entre deux amants, entre deux expéditions. Pourquoi pas une ensorceleuse avec des yeux de braise, des talons aiguilles et un corps de sirène tarifée ?
Non, une découpeuse d’âme, une au regard acéré comme les griffes d’un rapace, une saignante qui déchire le cœur comme un vulgaire morceau de viande ! J’en connais plein !
Ou alors, une Juliette imprenable perchée sur un balcon trop haut pour une échelle trop petite ! Non ! Ce sera une icône, une célébrité, une première page de Match, une première de la classe ! Une épicurienne, une adepte de la bonne chair, une jouisseuse qui rote l’Amour comme après un bon repas ! Une sainte ! Une investie du devoir divin ! Une qui pourra soigner toutes ces mauvaises pensées qui me ceignent le front comme des épines trop blessantes ! Une potiche ! Je veux une potiche ! Une qu’on sort au soleil pour la faire briller au milieu d’un parterre de séducteurs envieux ! Une qu’on promène de magasins en restaurants, de grands boulevards en boîtes de nuit tendance mais à qui on tient la portière pour ne pas qu’elle esquinte la bagnole ! Une artiste, une musicienne toujours à l’unisson ! Au même diapason, je jouerai avec la clé de son corps, je serai son Octave, je mettrai une note sur chacun de ses frissons, un soupir brûlant sur chacune de mes missions d’amoureux !... Une belle baba cool épilée ! L’Amour plus que nu, l’Amour imberbe, l’Amour tout cru ! J’ai trouvé ! Une bégayeuse, pour qu’elle me répète deux fois plus souvent qu’elle m’aime !... Je crois que la terre n’est pas assez grande pour trouver celle que je cherche…
Aura-t-elle le pouvoir exclusif de l’égérie, l’aura d’une vierge, le corps d’une déesse et les envies d’une chienne ? Saura t-elle émerveiller mon âme et multiplier mes ardeurs ? Remplir mon stylo d’une sève aussi attentive que lubrique ? Est-ce qu’elle saura aiguiser mes sens, exalter mon imagination, tyranniser mon intenable situation d’indépendant ? Saura t-elle me rendre aveugle et sourd au point que je la peigne avec ses plus beaux atours ? Saura t-elle me subjuguer jusqu’à ce que je perde toute notion de la réalité ?...
Là, dans l’intimité idéaliste, séductrice éternelle, elle renaît de ses cendres ; c’est une Pénélope, un peu salope, une Cassandre, au corps à prendre, une Déméter callipyge, une Esméralda et ses vestiges, une Chimène promenant sa peine, une Shéhérazade pour l’exotisme, une Messaline pour l’érotisme, une Dame Jeanne pour entretenir l’alcoolisme, car il en faut pour financer le mirage…
Debout, les majuscules ! Rimez, les opuscules ! Arrondissez-vous, les virgules ! Aiguisons les circonflexes, pointons les trémas, saluons avec les aigus, oublions les graves !… Valse, ma plume, valse ! Marie les consonnes et les voyelles ! Délie les mots ! Cours sur le papier, on va couronner cette postulante !...
Entre les volets entrouverts, elle est hologramme, je la vois danser dans la poussière du soleil capricieux. Canapé bleu, champagne frappé, flûtes accordées, le poids des mots la vêt d’un auguste manteau ; sa voix est cristalline mais les silences la déshabillent au gré de ma pudeur vagabonde. Les arcs-en-ciel, les aurores boréales, les étoiles filantes, forcément, tout ça, c’est dans l’affiche de ses yeux ; c’est le bagage habituel pour me faire décoller, voir plus haut…
Insatiable, je l’inonderai dans l’encre bleue de mes désirs les plus aiguisés ; pour tromper l’ennui, entre parenthèses et entre guillemets, on pataugera dans le stupre et l’indécence. On aura plein d’enfants sans prénom, ce sera notre revanche sur les obligations des couples laborieux. Elle sera jalouse, hypocrite, machiavélique, dangereuse, venimeuse, parce qu’il faut avoir mal pour bien aimer…
Alors, poète épris et mâle assidu, je la peindrai de mots cavaliers de la première lettre capitale jusqu’au point final ; chapitre après chapitre, page après page, je la décorerai de mes desseins les plus exhaustifs. Pour l’éblouir, j’allumerai des étoiles dans ses yeux, je lui offrirai des fleurs en tenant les épines, des bijoux pour occuper son cafard, des voyages pour qu’elle apprécie les retours. Et quand j’aurai fini son livre, j’aurai fini de l’aimer…
Son café doit être froid…