Et puis un samedi après-midi. Sortie des cours. Première
cigarette ...
Un récit souvenir. L’âge et le temps
passé ont adouci la peine. Forcément. Mais elle demeurera toujours au plus profond de mon cœur.
Le long des couloirs de l’imposant collège, glissent les
ombres des pères en soutanes et les rangs des pensionnaires. J’ai des copains,
une vraie raquette de tennis, un vrai ballon de foot. Dans le jardin printemps,
règne le cerisier en fleur, immense et bruissant d’abeilles.
Cependant, j’apprivoise doucement celle qui ne me quittera
plus, la solitude.
Ma famille c’est d’abord Elle : un
doux visage encadré de cheveux blancs, un regard bleu si tendre, un tablier
gris toujours en mouvement devant le fourneau à barre de laiton, un parfum de
lavande. L’image simple d’un amour simple. Elle, c’est ma grand-mère.
Selon la tradition de
l’institution mariste où je suis depuis six années, la quatrième est la classe
de la communion solennelle. Trois jours de retraite dans un couvent perdu dans
la nature. La vie en communauté, les cellules monacales, beaucoup de sport, des
moments de réflexion, des prières et la chorale élévatrice et vibratoire.
Ensemble on chante les cantiques en latin mais le soir, quand les guitares
sortent enfin de leurs housses, on chante également ceci :
« Quand tous les affamés
Et tous les opprimés
Entendront tous l’appel
Le cri de liberté
Toutes les chaînes brisées
Tomberont pour l’éternité. »
Je l’ai vécu ainsi, candide et
confiant. Au retour, le collège est clos, ainsi que tous les autres établissements scolaires. Grève générale dit-on. La cérémonie aura lieu malgré tout. Des
dizaines de prêtres, une armée d’enfants de chœur en surplis blanc et nous en
aube avec croix de bois et cierges, et les grandes orgues de la chapelle. Le
soleil traverse les somptueux vitraux classés et nous habille d’or et d’azur.
Au repas, la famille, mes chers cousins, un ami. Il en reste deux photos
pâlies, prises dans le jardin.
Quelque part à Paris on dit « sous
les pavés la plage ». On écrit sur les murs « il est interdit
d’interdire ». Partout on entend barricades, Sorbonne, Nanterre, cocktails
Molotov. Un général président et lettré ressuscite la « chienlit »
pour l’effarement admiratif des journalistes. J’ai déjà renoncé à comprendre comment
va le monde. Je lis Pagnol et Tintin, Sherlock Holmes et Bob Morane, Giono et
Arsène Lupin. L’oreille collée au transistor rouge et beige, le jeudi après-midi,
j’écoute Europe numéro un :
Nights in white satin
Never reaching the end
Letter I’ve written
Never meaning the send
Ecoute Frédéric, écoute. Nous avions vingt-huit
ans à nous deux.
Ecoute depuis le jardin sous lequel tu
dors :
“Let me take you down, 'cause
I'm going to Strawberry Fields.
Nothing is real and nothing to get hung about.
Strawberry Fields forever … »
La révolution est en marche.
Ecoute, Norbert, écoute. Plus tard on
sera pilotes de longs courriers.
Ecoute depuis Berlin, ou depuis
les Marquises :
« Alors chu reparti, sur québecair, transworld,
northern
Easthern, western pi pan american
Mais ché pu ou j’chu rendu … »
C’est l’année de mes quatorze ans, et
la vie s’écoule, remplie de mes rêves d’avenir.
Et puis un samedi après-midi. Sortie
des cours. Première cigarette.
Mes parents sur le seuil qui semblent
m’attendre :
- Qu’est-ce qu’il y a ?
- Mémé est morte ...
Mains pâles sur le drap blanc.
Adieu l’enfance.