LE
GONE.
LE PLUS BEAU MÉTIER DU MONDE
- Depuis le gros
caillou, vous allez jusqu’à la rue Diderot, puis vous prenez par la traboule de
la Cour des Voraces jusqu’aux Tables Claudiennes. A la sortie, je suis là,
juste à droite.
J’avais suivi scrupuleusement les indications et frappais à une porte en bois
marron à l’aide d’un vieux heurtoir en fer rouillé. Une plaque en cuivre vert
de grisé indiquait sobrement "Atelier G.Cochard". Des pas traînants,
puis le battant qui s’entrouvre. Une forme s’efface dans l’ombre fraîche de
l’allée.
- Montez les degrés devant vous fit la voix frêle ; je vous suis à mon
rythme, va ! C’est au troisième. La porte de l’atelier est restée ouverte.
Je pénétrais dans un
grand local éclairé par deux immenses fenêtres sans volet. Un impossible fatras
de rouleaux de papier, de cartons perforés, d’outils de toute sorte la
remplissait jusqu’à la gorge. Une vieille banque en bois occupait le centre et
deux gros meubles à multiples tiroirs, le fond. Les murs étaient couverts de
dessins dûment numérotés. Je respirais une odeur de cire et de graisse, mêlée à
celle très spéciale de la soie. Peu après la voix entrait à son tour. Je me
retournais pour découvrir un vieux bonhomme petit et maigre, flottant dans un
bleu de travail élimé et comme ciré par l’usage, un béret noir vissé sur la
tête. Des lunettes rondes aux branches tordues lui donnait un air un peu fou,
mais les yeux pétillaient de malice. Il me regardait par en dessous, le visage
légèrement incliné de côté, en mâchonnant une gitane maïs maintes fois éteintes
et rallumées.
- Alors c’est vous le
curieux, l’ingénieur,
demanda-t-il en appuyant sur le dernier mot d’un petit rire. Vous voulez voir
la bête, c’est ça, hein ? Ah, y en plus beaucoup comme celui là, vous savez.
Il a bien plus de cent ans … presque mon âge rajouta-t-il avec un clin d’œil
complice.
Je ne savais trop quoi répondre et lui emboîtais le pas vers une autre pièce un
peu plus sombre.
- Voilà ! Dit-il
ponctuant avec un large mouvement du bras. Voilà le rescapé du temps qui passe.
Dans une quasi pénombre trouée par deux lampes l’éclairant, IL était là,
échassier de bois luisant surmonté par une mécanique complexe. Il semblait
dormir.
- J’vais vous le montrer au travail.
Le bonhomme s’installa devant la façure, fit jouer deux ou trois fois le
peigne, appuya sur la pédale pour libérer les fils, lança la navette et
commença à tisser. Les cartons perforés se mirent à tourner. Les fils de
chaînes entraînés par la mécanique montaient et descendaient, reliés aux
aiguilles tombant dans les trous des cartons. Le claquement sec de la navette,
le bruit du peigne venant tasser la dernière trame insérée, le cliquettement
des aiguilles, le sifflement sporadique de la courroie et le tissu qui avançait
doucement. Malgré son extrême application, je sentais la passion et le bonheur
du vieux canut. Il s’arrêta après quelques minutes.
- Viens donc voir,
gone ! Je m’approchais timidement.
- Vous tissez … à l’envers
?
- T’as l’œil, gone. C’est bien, ça. Ben oui, tu comprends, pour pas fatiguer la
machine en levant des masses de fils trop importantes, j’ai inversé le dessin.
Du coup, je lève moins et elle aussi.
- Mais, comment vous faites pour voir si c’est juste ?
- Ben tiens, avec la glace !
Il prit un miroir attaché à une canne en bois et la passa sous le tissu. Et je
vis une pure merveille de motif de feuilles d’acanthes d’or et de soie rouge.
- Monsieur Cochard, … vous faites tout ?
- Ça t’en bouche un coin, pas vrai ? Je fais juste ourdir ailleurs et je
fais faire aussi les canettes. Mais c’est moi qui fait les cartons pour les
dessins, le remettage et le rentrage en peigne. Tiens regarde dans l’armoire
derrière toi. Mais fais attention, c’est fragile.
J’ouvrais et restais interdit devant l’incroyable beauté des tissus suspendus.
Brocards, damas, façonnés aux nuances subtiles brillaient doucement sous la
lueur tamisée des vieilles lampes.
- Et celui-là, il est
… authentique, non
?
- J’avais bien vu qu’t’avais l’œil ! C’est un tissu qui ornait les
appartements de Marie Antoinette à Versailles. J’en ai refait plusieurs mètres
l’année dernière. Et celui d’à côté, il va aux murs d’une des pièces de
réception du château de Vaux le Vicomte. Y se mouchait pas du coude le père
Fouquet, nom de nom. Alors, y te plait-il mon vieux bistanclaque. ?
- Plutôt, oui. Je
jetais un coup d’œil à ma montre.
- Dites, monsieur Cochard, ça vous dirait pas une quenelle chez l’Antoinette.
Il me regarda avec un étonnant sourire.
- Dis, ça t’embêterait pas si on emmène la Nénette ?… Je mets mon tricot au
lieu du bleu et on y va. Je la préviens en passant.
La Nénette était une
petite femme à blouse grise et chignon bleuté. Elle avait les mêmes yeux rieurs
que son Mari.
- Ben alors mon Glaudius, tes habillé sans devant dimanche. Viens que je te
remette ce tricot à l’endroit. Vous auriez pu lui dire, monsieur, quand même.
Antoinette nous accueillit avec sa bonhomie coutumière.
- Alors père Cochard, toujours dans le taffetas ?
- Tais-toi donc espèce de bartavelle ! Taffetas,
mes soieries façonnées … Mets nous donc plutôt un pot de Macon.
Le repas se passa
comme un rêve. Moi jeune homme frais émoulu de l’école sup’ et les deux vieux
racontant leurs souvenirs, leurs soucis et leurs joies. Après la quenelle, il y
eut le Saint Marcellin avec un verre de Morgon et un sorbet vigneron de
première catégorie. Quand on est sorti du bouchon, un petit groupe attendait
devant la porte de l’allée.
- Mon dieu, fit le père Cochard. J’ai failli oublier les japonais de cet après
midi !
Moi, je revins le lendemain, puis le surlendemain, puis tous les jours de la
semaine.
C’était il y a près
de dix ans maintenant. J’ai travaillé d’abord comme assistant, puis on s’est
associé. J’ai tout appris du vieux canut, le métier comme la vie. Un matin ou
j’arrivais à l’atelier, je le trouvais vide. J’allais frappé chez eux, en face.
Sans réponse j’essayais de tourner la poignée et la porte s’ouvrit. J’appelais
en vain. Je les ai trouvés tous les deux dans le lit, en habit du dimanche se
tenant par la main. Sur la commode une belle enveloppe avec l’écriture du
Glaudius « pour le Gone
».
Je mis longtemps à lire, le regard brouillé par les larmes que je ne pouvais
calmer :
« Gone, on a appris hier chez le médecin
que la Nénette avait attrapé une saloperie dans le ventre et qu’elle en avait
plus que pour quelques semaines à vivre. Alors on a bien réfléchi tous les deux.
On s’est dit que le bon Dieu nous avait pas donné de gone à nous, mais qu’il
nous en avait fourni un quand même. Toi. Et puis on s’est dit aussi que je pouvais
pas rester ici-bas si elle était déjà là haut. Alors on a décidé de partir
ensembles. On s’est habillés comme pour aller à la messe, on s’est couchés, on s’est
pris la main et puis on a croqué en même temps une pilule de cyanure.
Je suis sur que t’en sais
largement autant que moi sur le jacquard. Chez le notaire, tout est arrangé et
tout est à toi. Alors, bonne chance, Gone. Nous en veux pas et pense qu’on te regarde depuis le
paradis des canuts.
Signé Nénette et Glaudius
Cochard. »
Voilà toute
l’histoire. J’ai vendu l’atelier de la Croix Rousse pour m’installer de façon
un peu plus rationnelle. Pas très loin, vers Caluire. J’ai acheté deux métiers
ultramodernes, informatisés et tout et tout, mais j’ai gardé le Bistanclaque du
Glaudius. En fouillant dans les papiers, j’ai même appris qu’il avait appartenu
à la famille Jacquard.
Je travaille pour les musés et les demeures historiques du monde entier. Il y a
même des tissus tellement particuliers que je ne peux les refaire qu’avec la
vieille mécanique.
De temps en temps, je
vais au cimetière de la Croix Rousse leur raconter un peu comment ça va, et
fleurir la pierre grise. En partant je dis immanquablement merci à Glaudius de
m’avoir appris le plus beau métier du monde et, en plus, de m’avoir confié le
plus beau métier (à tisser) du monde.
Un peu de lyonnais :
La cour des
Voraces est ici
Le gros caillou :
l’un des plus beaux points de vue sur la bonne ville de Lyon, au bout du
boulevard de la Croix Rousse. Son histoire est là
Une bartavelle :
mot du riche et pittoresque parler lyonnais qui signifie une femme bavarde, un
peu commère. A rapprocher de la Jarjille stéphanoise qui elle est en plus
taquine.
Un peu de tissage :
Le métier Jacquard est là
Le remettage
consiste à mettre les fils dans les œillets qui descendent de la mécanique.
Le rentrage
ou piquage en peigne, consiste à passer ces mêmes fils entre les dents du
peigne
La façure
est la partie de l’étoffe comprise entre la dernière trame (ou duite) tissée et
le rouleau de tissu fini.
Les cartons :
ce sont les cartes perforées permettant le mouvement de la mécanique Jacquard
elle même gouvernant chaque fil (ou groupe de fils) de la chaîne. Le principe
est le même que celui du limonaire. Ces cartons troués manuellement à l’emporte
pièce sont les ancêtres des cartes perforées des premiers ordinateurs et ont
inspiré les concepteurs de ces derniers.
Le Bistanclaque
était le nom/onomatopée familier donné par les vieux canuts à leur métier à
tisser. Ce nom reproduit bien le bruit du tissage.
La canette
est la bobine de fil qui est dans la navette.