Tradition sanguine.
Je venais de déménager. Encore une fois.
Je m'installai dans cette petite ville bourgeoise au sud de la capitale. Réputée pour une spécialité culinaire très odorante et, ma foi, très appétissante lorsqu'elle est servie avec une bonne bière et un gros morceau de beurre.
Encore une fois, je devais accomplir la kyrielle des démarches administratives. Mon appartement se trouvait presque au centre ville, au carrefour entre le faubourg périphérique et un axe d'accès ou de sortie. Des 11 baies vitrées, je jouissais d'une vue étourdissante.
Le soir, je m'endormais, bercée par le ronronnement du pétrin de la boulangerie voisine. Le matin, je bénéficiais de l'odeur du pain frais.
Dans cette ville de traditions, il en est encore une autre qui attire la foule des quatre coins du pays, à savoir, le Carnaval. Cette année, j'allais le découvrir en tant que résidente !
Ainsi donc, le dimanche matin, aux petites heures, je fus réveillée par des bruits étranges. Les fantômes de l'armée napoléonienne s'étaient-il insinués dans les rues ? Fifres et tambours, accompagnés de quelques grelots ?
J'allais voir à la fenêtre et tendis l'oreille. Rien, silence absolu. Je me recouchai, les bruits recommencèrent. Je me relevai, j'entendis le silence. Je me glissai dans le fond du lit.
Quelques heures plus tard, le tintamarre reprit sous mes fenêtres ! Je me levai et découvris un groupe de gilles, avec des masques blancs identiques, accompagnés de leur tamboureux. C'était magique, vu d'en haut !
Avec un écho infernal, toute la ville s'agita au rythme des sabots, des grelots et des tambours.
Dans le cortège carnavalesque de l'après-midi, les différentes confréries de gilles avec leur coiffes spectaculaires de plumes d'autruches, se succédaient, avec leurs musiciens. Une folie joyeuse régnait, ponctuée par les lancers d'oranges, tant vers les spectateurs en bord de rue que vers les fenêtres des maisons. Certains habitants se barricadaient, d'autre ouvraient joyeusement les fenêtres, au risque de voir des sanguines s'écraser sur les murs intérieurs…
Le carnaval ne se contente pas d'un dimanche. Il lui faut encore le lundi – consacré aux enfants des écoles – encore le mardi, pour les associations de la ville et encore le mercredi, pour le rabiot….
Grâce à une de mes connaissances, dont le mari « faisait le gille », j'ai pu assister au clou du carnaval. Il se vit dans une presque intimité le mardi à minuit avec le brûlage des bosses.
Sur les différentes placettes, un feu est préparé ainsi qu'une potence. A minuit, un costume de gille est suspendu au gibet et l'allumette craque.
Ce n'est pas seulement un feu de joie. C'est aussi un feu de larmes.
Le gille danse son carnaval réussi mais en pleure la fin aussi .
Je reçus des mains du gille, en cadeau et porte-bonheur, un minuscule tortillon doré arraché à sa collerette de dentelle.
Le printemps arriva, suivi de l'été puis de l'automne. La frénésie reprit ses droits dans les cafés « QG » des différentes confréries…
Le temps a passé. Je n'ai pas revu la personne qui m'avait appris à aimer le carnaval. Mais le soir du brûlage de bosses, lorsque le feu fut éteint, son mari se dirigea vers moi et me dit :
- Un gille ne donne jamais son panier, il le brûle s'il est abîmé. Mon épouse est décédée, elle m' demandé de vous confier mon panier en souvenir d'elle….
Les dernières notes se fondirent mélancoliquement dans la nuit.
Avant de quitter mon pays pour la Provence, je dis à mon ami :
- Fêtons le carnaval, encore une fois…
Mon panier d'osier est toujours à la cuisine.
En février, par une journée de grand soleil, je sors le tortillon doré de sa cachette et le fait briller de tous ses souvenirs.