Je publie les trois premières pages d'une nouvelle écrite il y a 4 ans.
La nouvelle complète est sur mon blog : http://francoisebrard.blogspot.fr/
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LA TOUR D’ANGLE
Un cache cœur. Elle portait un
cache cœur bleu sur une robe claire. Je signais mollement un livre de
reproductions de mes dernières photos. Ouvrage scandaleusement cher d’ailleurs.
M’accommodant assez bien d’un sentiment mêlé de fierté et de honte vague
j’écrivais les formules toutes faites qui accompagnent les dédicaces. Je
griffonnais en pensant à autre chose, tout en accordant une attention souriante
et assez commerciale aux quelques inconditionnels qui se pressaient devant la
table installée au fond du local où s’exposaient les originaux. Parfois, on me
donnait même du « maître ». Je m’imaginais un instant notaire ou avocat
derrière un bureau d’ébène, puis balayais bien vite cette vision d’épouvante
pour réintégrer mon costume négligé chic, d’artiste plutôt coté.
La séance de signatures
s’achevait comme se vidait la galerie. Je serai bientôt débarrassé de ce
pensum. Rencontrer « son public » est indispensable et peut devenir agréable pour
peu qu’on y mette un peu du sien, comme le soulignait mon agent souvent irrité
par mon manque d’entrain à répondre à ce genre de sollicitation. Peut-être
avait-il finalement raison.
Qui pouvait encore porter ainsi
un cache cœur noué sur le devant ? Une silhouette longiligne. De grandes
lunettes qui mangeaient une partie du visage encadré par un carré châtain. Elle
n’avait pas acheté le livre, mais regardait les photos avec intérêt. Elle
semblait chercher quelque chose. Elle scrutait chaque cliché. Son regard de
myope lui donnait une raison supplémentaire pour coller le nez au cadre avec un
air mutin et sérieux à la fois. Elle portait en bandoulière un grand sac en
toile écrue. Je m’approchais :
- Ces lunettes emprisonnent
tristement l’eau claire de vos yeux. Vous devriez essayer les lentilles. - J’ai
trop peur d’y rencontrer des pierres oubliées et de m’y casser les dents, cher
monsieur l’artiste. Un « monsieur l’artiste » où pointait une ironie
irrespectueuse qui aiguisa plus encore ma curiosité.
- Ce serait bien dommage. Votre
sourire y perdrait son éclat et le monde sa lumière, chère mademoiselle la
visiteuse du soir. - Méfiez-vous des visiteurs du soir, ils sont souvent plus
sulfureux qu’il n’y paraît. - Et se plaisent à jouer avec le feu, dit-on …
mademoiselle ? - Isoline. Elle le dit avec un froncement du nez. - Un prénom
comme un hennin de soie. - Même en soie, les hennins étaient pointus. Ne
l’oubliez pas, François … C’est bien ça ? - Mon nom de scène, fis-je dans un
sourire. Mon vrai prénom, vous allez rire, est Hugues-Thibault
- Comme une cotte de maille sous
un mantel azur. Mais cessons-là cette joute vaine et venez avec moi. La galerie était maintenant vide. Il ne
restait qu’elle et moi. Elle me prit par la main et m'entraîna devant une de
mes photos. La plus grande et la mieux éclairée. Je me sentais un petit garçon
mené au tableau noir par une institutrice dont il perçoit confusément ce qu’il
ne peut encore nommer le pouvoir érotique. Mon sentiment était nettement moins
confus.
- Comment avez-vous fait ça ? Elle montra d’un geste large
le cadre et me lança un regard interrogateur et sévère.
- Avec un Leica et priorité à l’ouverture en l’occurrence.
- Ne vous moquez pas de moi, monsieur l’artiste. Ce cliché est impossible ...
Je veux dire « irréalisable ».
- Avec un Leica et priorité à l’ouverture en l’occurrence.
- Ne vous moquez pas de moi, monsieur l’artiste. Ce cliché est impossible ...
Je veux dire « irréalisable ».
Elle continua.
- D’ailleurs il suffit de le considérer plus attentivement pour deviner la supercherie. On aperçoit alors le grain léger de la toile. Car c’est bien d’une toile qu’il s’agit. Vous avez photographié un tableau, monsieur Hugues-Thibault. Fort bien, avec un talent indéniable, mais c’est la photo d’une peinture et non d’un site quelque part en Quercy ou en haute Provence.
- D’ailleurs il suffit de le considérer plus attentivement pour deviner la supercherie. On aperçoit alors le grain léger de la toile. Car c’est bien d’une toile qu’il s’agit. Vous avez photographié un tableau, monsieur Hugues-Thibault. Fort bien, avec un talent indéniable, mais c’est la photo d’une peinture et non d’un site quelque part en Quercy ou en haute Provence.
- Mademoiselle Isoline, vous avez
le regard aussi aiguisé que l’esprit. Je confesse en effet que cette photo est
bien celle d’un tableau. J’en tire presque plus de fierté que si je l’avais
prise au naturel, car le travail fait sur la matière est particulièrement
réussi il me semble. Il fallait un œil d’expert pour le découvrir. Mais est-ce
donc si grave ?
J’étais malgré tout un peu mortifié que la demoiselle si
charmante fut-elle, ait découvert la chose, mais encore plus surpris que
personne ne m’en eut fait la remarque auparavant.
- Et d’abord, pourquoi dites-vous que le cliché est « irréalisable » ?
- Mais parce que ce lieu est détruit depuis plus de trois siècles, monsieur l’artiste.
- Et d’abord, pourquoi dites-vous que le cliché est « irréalisable » ?
- Mais parce que ce lieu est détruit depuis plus de trois siècles, monsieur l’artiste.
Donc le tableau que j’avais
photographié était aussi ancien que je l’avais subodoré lorsque je l’avais
dégoté dans la brocante de Feyssines. Ce constat me flatta. J’avais dû faire
une bonne affaire.
Tout en parlant, j’éteignais les
lumières de la galerie, puis enfilais une veste. Nous allions partir ensemble
comme si cela allait de soi. Elle me regarda fermer la porte donnant sur la rue
puis m’emboîta le pas.
- Allons chez vous. Je voudrais voir le tableau original …
s’il vous plait. Vous l’avez toujours en votre possession, j’espère, rajouta-t-elle
brusquement.
- Bien entendu et depuis que j’ai appris qu’il avait au moins trois cents ans je l’envisage bien différemment
- Bien entendu et depuis que j’ai appris qu’il avait au moins trois cents ans je l’envisage bien différemment
Ma voiture était garée dans une
rue adjacente. Je lui ouvrais la portière et elle s’assit tout naturellement
sur le siège passager. Je m’installais et démarrais en direction de la Croix
Rousse. J’avais là mon appartement et mon studio, dans un ancien atelier de
canuts, avec une façade entière donnant sur le Rhône. La vue était superbe et
la lumière parfaite.
Durant le trajet, Isoline se
taisait. Elle avait ouvert un gros livre sorti de son sac et prenait quelques
notes d’une écriture ronde et ample. Je jetais de temps à autre un coup d’œil.
L’ouvrage paraissait très ancien, rempli de gravures et de plans. - Voilà, nous
arrivons. Par bonheur une place était disponible presque devant la porte. J’y
garais la voiture puis guidais la jeune fille au cache-cœur bleu. Je pensais «
une aussi belle place et une aussi belle visiteuse, c’est mon jour de chance »
et m’effaçais pour la laisser entrer. Elle était plus nerveuse que dans la
galerie. Elle eut un regard circulaire sur l’espace que j’occupais, puis sans
transition demanda : - Où est le tableau ?
Je la devançais dans l’escalier qui montait au studio
proprement dit. L’œuvre était là sur un grand chevalet. Elle s’arrêta figée,
les yeux fixés sur le tableau.
- Mon Dieu. Quelle merveille. Regardez le travail de l’artiste. On dirait une peinture hyper réaliste du vingtième siècle. Voilà pourquoi votre photographie est tellement extraordinaire. Puis elle fouilla dans son sac et reprit le livre.
- Mon Dieu. Quelle merveille. Regardez le travail de l’artiste. On dirait une peinture hyper réaliste du vingtième siècle. Voilà pourquoi votre photographie est tellement extraordinaire. Puis elle fouilla dans son sac et reprit le livre.
- Je vous dois des explications.
Et tout d’abord, un peu d’histoire :
Ce tableau représente une petite partie des
jardins d’un immense domaine. Nous sommes au seizième siècle, quelque part en
Languedoc. La croisade contre les albigeois pourtant déjà ancienne est encore
dans les mémoires. L’imposante bâtisse appartient alors à un mien lointain
ancêtre, le seigneur Amaury de Termes descendant direct d’Olivier, valeureux
chevalier ami des rois et du pape Clément, et mort en Terre Sainte.
Amaury est marié à la très belle Brunissendre.
De leur union naîtra tout d’abord Gersindre de Termes, qui sera abbesse de
Fontfroide. Puis Guillaume qui, passionné de chevaux deviendra un des
pourvoyeurs des armées et des chasses royales. Il fonde en Normandie une lignée
d’éleveurs. J'en suis le dernier maillon.
Malheureusement deux ans plus tard,
Brunissendre meurt en couches de leur deuxième fille. Amaury sombre dans le
désespoir. Il confie l’enfant à des gouvernantes et s’enfonce doucement dans un
véritable délire paranoïaque. Persuadé que la couronne de France veut s’emparer
de ses domaines, il ne cesse de renforcer les défenses, de rajouter des
enceintes, d’entasser armes et poudres.
Peu à peu, le château devient une
forteresse imprenable. Amaury s’est adjoint le concours d’un homme étrange.
Exceptionnel humaniste, à la fois architecte, latiniste, philosophe,
dessinateur et peintre. Il se nomme Giacomo Prelatori mais se fait appeler
messire Toncrate, contraction de Platon et Socrate, ses deux maîtres à penser.
C’est lui qui a écrit le livre original dont j'ai une reproduction dans mon
sac. C’est lui qui a peint le tableau que vous avez acquis aux puces. Il signe
toujours de la même manière : deux lettres de son surnom discrètement apposées
aux quatre coins du tableau : TO, NC, RA, TE.
Toncrate est venu au château avec son fils, le
jeune Giuliano à qui il apprend grec et latin ainsi que l’histoire naturelle.
Giuliano est fou amoureux de la fille d’Amaury. Ils ont sensiblement le même
âge. Il se passionne aussi pour cette science particulière qu’est l’alchimie.
Avec l’accord du maître, son père
lui a confié une petite tour faisant partie de l’enceinte des jardins potagers
du château. La jeune fille tombe également amoureuse, mais vit pratiquement en
recluse. Ses gouvernantes et préceptrices lui interdisent toute sorties
solitaires. Alors les deux amoureux échangent des billets enflammés par
l’intermédiaire d’une servante bienveillante.
Giuliano passe ses journées dans la petite
tour. Il a fabriqué un athanor et pratique des expériences de plus en plus
poussées. Avec l’aide de son père, il pense toucher bientôt au but et réaliser
le grand œuvre.
Prelatori qui a dessiné tous les
plans des fortifications nouvelles, a également surveillé leurs constructions.
Il a créé un réseau de galeries souterraines sous l’ensemble des remparts. Dans
celles-ci sont stockés poudres, mèches, huiles, poix, ustensiles divers. En cas
d’attaque on pourra aussi les gorger de vivres de toute sorte. La communauté
soutiendrait alors un siège suffisamment longtemps pour décourager n’importe
quel assaillant. Ces galeries sont éclairées et aérées par des puits creusés à
espace régulier. L’un d’eux se situe sous la petite tour laboratoire.
- Mais comment savez-vous tout çà, mademoiselle ?
- Tout est relaté dans le livre. En revanche ce qui va suivre est aussi le résultat de mes propres recherches. Vous auriez un verre d’eau s’il vous plait ?
- Tout est relaté dans le livre. En revanche ce qui va suivre est aussi le résultat de mes propres recherches. Vous auriez un verre d’eau s’il vous plait ?
Elle se désaltéra et continua son
étonnant récit
- Pour aboutir enfin, Giuliano a
besoin d’une énergie considérable. Il sait qu’il pourra la trouver au fond du
puits débouchant dans les galeries des remparts. Patiemment il entasse poix et
poudres et se prépare à l’ultime expérience. Il sait aussi qu’il risque sa vie.
Alors, il demande une dernière fois à son amoureuse de le rejoindre dans la
tour à la nuit tombée. Si elle vient, il
renonce et s’enfuit avec elle. Si elle ne vient pas, il tente vaille que vaille
la transmutation du plomb en or.
Hélas, la prisonnière surveillée étroitement
ne peux se rendre au rendez-vous. Giuliano attend, attend encore puis,
désespéré allume son four, accumule divers combustibles et lance l’opération.
La déflagration sera entendue à vingt lieues à la ronde. La tour est anéantie,
mais ce qu'il n’avait pas imaginé, c’est que le souffle puissant allait se
propager dans les galeries et embraser l’ensemble des remparts.
La jeune châtelaine voyant le désastre
échappera à ses gardiennes pour se jeter dans les douves. Voilà pourquoi votre photo ne pouvait être
réalité.
Isoline se taisait. Debout devant le tableau,
elle avait ouvert le livre à une page particulière et recopiait avec
application sur un carnet quelques mots. Je ne savais que dire devant son
assurance tranquille et sa détermination.
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