samedi 6 août 2016

L'Arpenteur d'étoiles - Les Impromptus en vacances

Une nouvelle écrite en 2006, campagnarde, poétique et une fin un peu étrange ...
(8 Pages)


Le BOBIAT


- Foutu engin ! Foutu engin !
Jean-Marie marmonna
- Foutu engin. Il se leva, glissa les pieds dans des charentaises incertaines et, toujours grommelant sortit sur le perron. L’avion tournait une fois de plus au dessus de la ferme. Un tour, puis un autre, un battement d’aile et le petit appareil repartait vers l’ouest
- Foutu engin ; l’a pas vu l’heure, non ?
Jean-Marie rentra dans la maison frottant ses mains l’un contre l’autre. Il jeta un coup d’œil au carillon de la cuisine.

Cinq heures dix ! Foutu engin. Tiens, je vais pas me recoucher, ça lui apprendra à l’autre là-haut ! … Fait pas chaud en plus.
Depuis quelques nuits, c’étaient invariablement la même chose. Pas toutes les nuits il est vrai, mais régulièrement. En tout cas suffisamment pour foutre Jean-Marie sacrément en colère.
Il regarda le calendrier « Champagnat » accroché au mur :
Vendredi. Bon ça va : la grande toilette ce sera pour demain.

Il fit chauffer de l’eau pour le café et pour le rasage qu’il entreprit dès que celle-ci fut tiède. La glace était depuis des temps immémoriaux suspendue à un clou planté dans le bois de la fenêtre près de l’évier en pierre. Le cérémonial était toujours le même, pareil à celui qu’il avait vu faire par son père et plus loin encore par son grand-père. La bassine en fer blanc remplie d’eau, le savon à barbe, le blaireau, la coupelle en caoutchouc pour recueillir ce qu’il enlevait avec le rasoir, et la bande de peau servant d’aiguisoir, lustrée et noircie par les années, mais gardant un fil impeccable au coupe-chou traditionnel. Il se rasait en regardant dehors le jour poindre au-dessus des collines, les moutons broutant tranquillement encore tout froids de la rosée, et le pré d’en haut bordé de sapins et premier à profiter de la caresse des rayons du soleil. Un coup d’œil au miroir, un coup d’œil dehors. Le bruit de l’eau qui bout dans la casserole, la visite du chat gris aux yeux verts – Monsieur le Chat - le véritable maître de ces lieux : c’était la vie qu’il aimait le Jean-Marie. Sans ce foutu engin. C’était un homme simple. Fils de paysan, petit fils de paysan, il avait toujours vécu là.

Là, c’était dans les monts du Jarez, appuyés au massif du Pilat, contrefort sud-est du massif central. Un hameau de quelques maisons baptisé Le Planiol à neuf cent mètres d’altitude. Assez pour le bon air et la tranquillité, pas trop pour les grandes rigueurs de l’hiver.

Son père, le Joseph avait toujours travaillé la terre comme un forcené. Un jour il était mort dans un champ, comme ça, d’un coup. Le docteur avait dit : embolie foudroyante, en se frottant le menton d’un air savant. Sa mère, la Benoîte, s’en était plutôt bien remise. Elle était de ces paysannes toutes rabougries, toujours vêtue de noir, qui fait un pas quand vous en faites trois et, avec ça, une voix aiguë de trop crier après les poules pour les appeler aux grains. Ça paraissait fragile avec leurs grands yeux de charbon et leur mains toutes tavelées, mais c’était incassable ces femmes-là. Pourtant, Benoîte, elle est morte pas longtemps après son époux ; dans son lit, de rien, d’avoir trop vécu, trop travailler, trop dit du mal des voisins aussi peut-être. Jean Marie il a dit que c’était la vie, que c’était la mort aussi et il s’est retrouvé tout seul dans la ferme, à neuf cent mètres d’altitude en se demandant bien ce qu’il allait devenir. Et c’était pas sur son frère ou sur sa garce de sœur qu’il fallait compter.

Parce qu’il avait un frère et une sœur qu’il ne voyait jamais. Elle avait épousé un paysan, mais de l’autre côté de la vallée, là où il y a les grands champs de pommiers. Puis ils avaient vendu la ferme familiale pour s’établir dans une grande exploitation en Sologne ou en Beauce. Depuis, elle jouait à la dame et ne mettait jamais les pieds au Planiol sinon pour les enterrements. Quant au frère il était prêtre en Afrique. Une lettre de temps à autres, un paquet de dattes et puis voilà ; mais à lui il ne pouvait en vouloir. Au fond, sa seule vraie famille c’était Joséphine la voisine. Du même âge ou quasi, elle était là depuis toujours. Enfants ils avaient parcouru tous les chemins, toutes les vallées, les combes, les ravins et les montagnes de cette partie du Pilat. Du Paraqueue à la Jasserie rien n’avait de secret pour eux. Ils connaissaient les coins à champignons, ceux aux airelles, ceux ou la bruyère est douce aussi. Ceux-là ils les avaient découverts vers leurs quinze ans, à l’âge où garçons et filles apprennent la vie avec les polissonneries d’usage. C’est vrai qu’à la campagne à l’âge de cinq ans on a déjà vu la vache faire le veau, le cheval monter sur la jument et on est un peu plus déluré que les petits de la ville. Mais de là à embrasser les filles ailleurs que sur la joue … Ca n’empêche qu’on a déjà soulevé leur jupe, mais c’est pas pareil quand même. Donc Fine et Jean-Marie c’est une histoire d’amour qui n’a jamais dit son nom. Ils ont bien un peu couchaillé mais sans idée de plus, mariage et tout le tintouin. Et puis ça leur suffit ; chacun sa vie, chacun chez soi, mais toujours ensemble. Allez comprendre !

Jean-Marie, il était pas bête et savait à peu près tout faire. C’est sûr que c’était pas à l’école qu’il avait appris beaucoup de chose. A treize ans ses parents avaient dit qu’il en savait assez pour traire les vaches, mener le cheval aux labours et tailler les arbres. Alors, comme il était l’aîné, il a obéi et a fait le fermier. Après l’enterrement de la mère, il s’est assis sur l’escalier du perron, face à la vallée et se mit à réfléchir. Le boulot de fermier ne l’enchantait pas plus que ça. Par contre, il se rendait compte que de plus en plus de promeneurs, de touristes montaient au Planiol et laissaient leur voiture pour aller marcher dans les sentiers. Certains s’arrêtaient au retour pour lui demander un peu d’eau et causaient avec lui. Ils disaient que c’étaient drôlement joli par ici, « qu’un peu plus haut il y a une-vue-magnifique-vous-connaissez ? », que de l’autre côté, si on montait encore un peu on pouvait découvrir toute la chaîne des Alpes … etc … Vous imaginez si Jean-Marie savait tout cela, mais d’entendre les gens d’en bas en parler lui donnait une espèce de fierté, d’une part, et d’autre part commençait à faire germer une idée dans sa petite tête de paysan..

Alors un jour il se décida. Il abattit un ou deux galandages de la maison, ouvrant ainsi une grande pièce. Il fit les réparations au plancher et fabriqua une espèce de comptoir. Puis il acheta par correspondance, à Manufrance, des chaises et des tables, des assiettes, des verres et des couverts et un grand frigidaire. Un dimanche, il appela Fine, et ils accrochèrent une belle enseigne en bois vernie avec écrit à la pyrogravure : « Auberge du Planiol ». Et ils attendirent. Pas longtemps. Le jour même, plusieurs promeneurs s’arrêtèrent pour manger un bout. Jean-Marie faisait l’omelette avec les œufs de ses poules, servait le fromage blanc du lait de ses deux vaches ou de ses chèvres et des tartes aux fruits qu’il avait cueillis lui-même et dont la recette était le seul réel héritage de la Benoîte.

En quelque mois, toute la vallée parlait de « Chez Jean-Marie ». Et comme il était très simple, habillé avec ses habits de paysan et qu’il arborait un sourire béat, on disait aussi chez « le Bobiat ».

Dans cette région, le Bobiat c’est comme le ravi en Provence ou le Bredin en Charolais. Le dimanche, les habitants montaient au Planiol pour manger l’omelette et le fromage blanc, puis le gigot et un fameux gratin dauphinois. Un coup de rouge des monts du lyonnais ou du beaujolais et tout le monde était content. Bientôt il eut envie de faire un bout de terrasse avec de jolis parasols pour que les gens puissent profiter de la fraîcheur de l’ombre après les ballades. Il alla voir le père Giraud, maire du village pour lui demander. Et bien, cette « pourriture de maire de mes fesses » a rien voulu savoir : l’environnement allait pâtir de cette extension ou je ne sais quelle billevesées qui lui sont resté au travers de la gorge. Alors, Jean-Marie, il a continué avec sa salle de restaurant, son perron tout petit où il pouvait mettre deux ou trois chaises tout au plus et sa rancœur, bien ancrée au fond, là où ça fait mal quand on y repense encore des années après.

Parce que tout ça c’était il y a des années. L’auberge s’est endormie : les promeneurs remontent vite dans les voitures et retournent regarder la télé chez eux, à bouffer des machins qu’on sait pas ce qu’il y a dedans mais qui vaudront jamais, son omelette ou son fameux gratin dauphinois. Mais bon, voilà ; c’était une époque. Il a vu défiler chez lui toute la bourgeoisie de la vallée enrichie par le textile, les aciéries ou la mécanique et il a conservé des connaissances qui l’aident de temps en temps à débrouiller une feuille d’impôt ou un problème administratif.

Tiens, juste un exemple, le banquier, monsieur de Parcieu ; et bien il lui doit une fière chandelle. Une fois, un jour de semaine, il était monté au Planiol avec sa jolie maîtresse. Et ça se faisait des grâces, ça se faisait goûter les plats au-dessus de l’assiette, ça se tenait les mains et les yeux en souriant bêtement. Jean-Marie qui observait distraitement voit tout à coup déboucher du chemin en face de la route, une belle promeneuse, hâlée, blonde et jolie comme tout : madame de Parcieu qu’il connaissait pour l’avoir vu à la place de l’autre, la jeune, là dans la salle. Il fit ni une ni deux, il poussa les tourtereaux derrière le comptoir et accueillit madame avec amabilité en faisant durer un peu, histoire de les punir. Elle but son coca et repartit rechercher sa voiture garée de l’autre côté de la route et que personne n’avait remarquée auparavant. Quand ils se sont relevés les deux illégitimes étaient tout rouges, un peu honteux mais sauvés. Ils ont fini leur repas en vitesse et de Parcieu, en partant lança : « Jean-Marie vous pourrez me demander ce que vous voulez, je suis votre obligé ». C’était pas resté dans l’oreille d’un sourd. Deux ans plus tard, Jean-Marie a débarqué à la banque avec trois gros sacs « Adidas » remplis de billets roulés serrés par dix, qu’il posa devant un guichet. La pauvre fille fit appel à monsieur le directeur qui rendit la politesse à son sauveur, lui ouvrit un compte avec carnet, lui expliqua comment ça marchait et passa trois heures à dérouler les liasses. Et ben dites donc Jean-Marie vous avez plus d’un million de francs sur votre compte ! Pas plus fit Jean-Marie ? Un million nouveau fit le banquier. Jean-Marie fit le calcul dans sa tête et repartit sans piper mot mais avec un léger sourire. Il était tranquille jusqu’à la fin de ses jours.

Tranquille oui, mais sans ce foutu engin !

Il avait fini de se raser, bu son café avec une énorme tartine de confiture d’airelles faite par Fine et il réfléchissait. C’était qui cet avion bleu et blanc qui tournait au-dessus de sa ferme la nuit. Un jour il lui mettrait un coup de douze dans le train, ça allait pas manquer. Il rit tout seul : « dans le train d’un avion ». N’empêche que ça n’élucidait pas le mystère. En plus il ne savait pas trop si il devait accorder foi à une espèce de rumeur qui montait de la vallée, comme quoi « la pourriture de maire de ses fesses » avait un projet d’aménagement du « col du Planiol ». Rien qu’à cette idée, la rancœur revenait creuser dans le sillon de l’échec de la terrasse et il avait à nouveau mal. Fine lui disait bien que c’était de vieilles histoires, que de toute façon quand ils seraient morts, le Planiol deviendrait bien ce qu’il voudrait, mais il était pas d’accord. Il voulait être tranquille dans son coin, aller voir Fine sans traverser un parking avec des poteaux électriques et contempler la nuit se coucher sur le coteau sans entendre de la musique boum-boum tous les soirs. Et puis, Monsieur le Chat, qu’est-ce qu’il allait en penser lui de tout ce remue-ménage. Il soupçonna que l’avion c’était une manœuvre pour le faire partir et laisser le champ libre aux promoteurs véreux et maqués avec la pourriture de maire de ses fesses ! Qu’on se le dise !

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3 commentaires:

  1. Voilà une nouvelle appétissante... humour tendresse et originalité quel plaisir que cette lecture

    avec le sourire

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  2. Arpenteur d'étoiles7 août 2016 à 18:22

    Merci Lilou :)
    ton commentaire est adorable et me fait très plaisir !

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  3. Mince alors...j'ai failli louper ça !
    mais je croyais que la boîte était fermée jusqu'à fin août...
    j'étais juste repassée comme ça, par hasard. j'ai vu de la lumière, je suis entrée.
    je me suis régalée avec ta nouvelle, cher magicien des étoiles.
    ¸¸.•*¨*• ☆

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