mardi 25 novembre 2014

Anna - 18h35

Ils prenaient comme moi le 18h45.
Je dis 18h45 parce que c'est ce qu'on lisait sur l'horaire de bus, morceau de papier tant de fois plié et déplié qu'il ressemblait à de la dentelle. Il passait rarement pile à 18h45, cela dit ; plutôt vers 18h50, 19h00 même si le temps était mauvais.


Tous les soirs d'hiver, nous guettions la lueur jaune des phares du bus, quasi invisibles les uns aux autres dans l'obscurité et le brouillard. Tous les soirs, le premier qui apercevait cette lueur quittait l'abri très relatif de la haie de troènes pour s'avancer au bord du trottoir, là où le bus allait s'arrêter. Tous les soirs, nous nous joignions à lui un par un pour former la masse humaine qui attendait l'ouverture des portes en accordéon, j'attendais mon tour, j'avançais jusqu'au fond du bus où je m'asseyais, toujours à la même place. Tous les soirs, je les regardais.


J'imagine que pour les autres, c'était une fille et un garçon. De mon point de vue, du fond du bus, c'était deux genoux. Un genou droit dépassant à gauche de l'allée, le genou en jean. Un genou gauche dépassant à droite de l'allée, le genou en treillis.Le chauffeur du bus écoutait la radio, Europe 2 en général, et je regardais les genoux réagir à la musique.


Le genou en treillis manifestait son enthousiasme sur le rap, et le bon gros hip hop qui tâche.
Le genou en jean aimait la chanson française.

Tous les deux se déchaînaient sur le rock.

Fatigué par ma journée de boulot, je me laissais hypnotiser par le balancement du bus et le mouvement des genoux, jusqu'à les envisager comme deux entités autonomes, en rien reliés à un corps entier. Ça a duré quelques années comme ça, ce manège.

Et puis je ne sais pas, ils étaient au collège, au lycée peut-être, en tout cas ils ont grandi. Les genoux ont pris de l'ampleur. Puis ils ont quitté le bus un soir de printemps et je ne les ai plus jamais revus.


Où lire Anna

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