jeudi 27 novembre 2014

Blick - 18h45


Édition spéciale


Elle prenait comme moi le 18h45.

J'arrivai du kiosque comme chaque soir et m'affalai comme un millefeuille sur la banquette. Le monde dégoulinait de mauvaises nouvelles.

Le ciel était de la couleur du plomb des typographes, la pluie dessinait sur les vitres des calligrammes en elzévir, quand une bourrasque soudaine changea la fonte j'eus peur que l'orage ne la retarde et ne la fasse rater l'interligne.

Elle courut sur le quai, les pigeons s'envolèrent comme une poignée de gros sel vers la verrière sur laquelle voguaient à toute allure des cumulus qu'on voyait lâcher à la volée des flaques entières, comme des paquets de journaux.

Elle s'abattit près de moi en secouant sa chevelure, ce qui jeta en l'air une myriade de gouttes d'eau étincelantes comme du mica qui dessinèrent en l'air la roue d'un paon avant de crépiter sur moi en averse tropicale, alors mon cœur, coprin noir d'encre, manqua se liquéfier.

On entendait le conducteur choisir avec soin sa banlieue dans la casse des aiguillages tandis que le train s'ébranlait, puis tout s'huila et ronronna comme une presse rotative au soleil couchant accroché aux caténaires.

Ses yeux d'abord, sa respiration essoufflée comme une émotion d'avoir couru, enfin ses doigts tournant mes pages. Elle n'est pas de celles qui se moquent du monde, ses conflits, ses scandales, ses colloques, les inondations et les catastrophes environnementales à venir, les mariages princiers, les courses cyclistes et les matches de foot, aussi me parcourut-elle sans distraction et me lut d'un trait jusqu'à mon extase.

Plus tard, dans cette intimité tendre d'après l'amour, elle lut l'horoscope imprimé à sa dévotion, puis me chatouilla délicieusement en remplissant la grille de mots croisés, tapotant ses lèvres chéries du crayon qui me griffait comme m'auraient égratigné ses ongles.

Elle disparut à la nuit tombée pour aller, j'imagine, récupérer ses enfants à la garderie, sans ardeur embrasser son mari, préparer le repas. L'équipe de nettoyage fit peu de cas de moi, me froissant et me jetant entre les rails. A l'heure où les trains dorment comme des vagabonds sous les ponts des autoroutes, le vent finit de disperser mes pages trempées de pluie et de larmes. Dans les barres et les tours alentour s'allumaient déjà, une à une, les fenêtres des ouvriers du livre qui partaient au labeur.

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