18H45
Elle prenait, comme moi, le 18h45.
Je m'installais au numéro B 23,comme
tous les soirs,sans même avoir besoin de repérer l'emplacement.
Depuis trois mois nous nous retrouvions
dans cette même voiture du train 5745 sans nous connaître,
pour un trajet d'une heure.
Même point de départ, même point
d'arrivée.
Je la trouvais assise face à moi.
Elle portait élégamment une fourrure
d'un ton gris ponctué de noir qui faisait ressortir ses immenses
yeux d'un bleu profond étonnant. Ses pupilles cerclées de noir
m'ont subjugué,étonné. Son regard fut suspendu au mien dès le
premier instant.
Intimidé par cette présence
sublime,je n'osais lui parler.
Tous les soirs nous communiquions par:
des regards interrogateurs,
des regards flatteurs,
des regards complices,
des regards amusés,
des regards inquiets.
Par moment,elle bougeait un
peu,redressant la tête,sans quitter mon regard,croisant et
décroisant ses jambes fines. Puis elle prenait une pause
confortable,faisait mine de s'assoupir. Mais,les yeux baissés,à
travers un battement de cils,elle filtrait son regard vers moi,en
biais, en soulevant un sourcil. Elle sortait un petit bout de langue
rose,se léchait les lèvres d'un mouvement appliqué.
Moi,je ne bougeais pas,comme paralysé.
Je ne souhaitais surtout pas rompre l'envoûtement qui m'enveloppait.
Quand le son du haut-parleur annonçait
l'arrivée en gare,elle se redressait fièrement sur son fauteuil et
s'étirait,comme pour émerger d'un songe.
Nous nous dirigions vers la sortie.
Elle marchait devant moi en se
dandinant.
A l'arrêt du train,nous descendions
sur le quai.
Nous partions chacun de notre côté.
Moi,j'espérais la retrouver le
lendemain.
Ce rituel se répétait tous les soirs
jusqu'à la fois où je la vis arriver,accompagnée d' un homme âgé
s'appuyant sur une canne,le teint pâle,les traits tirés.
Il s'assit sur le fauteuil qu'elle
occupait auparavant.
Pour la première fois,elle
m'ignora,garda les yeux baissés.
Pour la première fois,elle remua la
queue,s'installa aux pieds de son maître,poussa un gros soupir puis
s'endormit jusqu'à l'arrivée.
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