Pour
qu’on ne vous remarque pas, il faut être transparent et pour être transparent,
il faut être comme les autres, issu du même moule, uniforme ; faire
semblant de lire un journal intéressant, s’apitoyer niaisement sur le toutou
peureux étouffé dans les bras d’une mémère dominante, regarder les lumières
finissantes dans les vérandas de la gare sans bien réaliser les kaléidoscopes
éphémères, s’endormir sans sommeil, rêver sans lendemain et se tenir sur un
pied comme une grue épuisée de sa journée d’étang, fumer sans inhaler,
mâchouiller un chewing-gum à la chlorophylle évaporée, bidouiller son portable
avec ses jeux imbéciles ou s’envoyer des textos pour faire croire aux autres, à
ceux du même quai, qu’on ne nous oublie pas…
Vous
avez remarqué ? La pantomime des gens sur un quai est une suite de signaux
d’alarme sans secours. C’est amusant comme on peut traduire cette solitude
ambiante. Quel paradoxe moderne, cette survivance au quotidien. Nous nous
sommes éloignés de nous-mêmes pour paraître un personnage que nous ne sommes
pas ; plus on est au milieu des gens et plus on se sent seuls…
Elle
ne dérogeait pas à la règle. Elle était un peu tout cela, moche et
insignifiante. Ses talons aiguilles, sa jupe si courte, son maquillage fané et
ses yeux en veilleuse, n’arrivaient pas à l’élever au-dessus de cette morosité
de quai froid. Elle était anonyme, fantôme, zombie, au milieu des autres ombres
s’agglutinant sur le quai comme des mouches sur un cadavre…
Elle,
c’était mon entracte. Entre les lignes de mon insipide journal du soir,
j’aimais bien l’admirer avec ses turpitudes languissantes de voyageuse sur le
retour. Les cliquetis de ses talons, ses moues sans avenir, son sac en skaï
éblouissant, étaient comme des invites de : Regardez-moi !
Regardez-moi ! J’existe ! Que faut-il rajouter à ma panoplie de
séduction pour que je vous plaise ?!... Des bijoux ?... J’en ai
partout, sur les doigts, sur les mains, sur le nez, sur les joues !... Je
porte les derniers nés des Galeries Lafayette !... Du parfum ?... Je
baigne dedans ! Je teste tous les flacons d’Yves Rocher !... Et mon
maquillage !... Il ne vous plaît pas, mon maquillage ?!... Je suis
amie avec une esthéticienne de talent, elle me fait des prix !... Au
secours, regardez-moi !... Ma jupe est trop longue ?... J’en ai commandé
une autre chez Ralatouffe !... Et mes seins ?!... Mais regardez mes
seins !... Du 95d, pleine fleur !... Des tatouages ?... J’en ai
partout, des plus timorés jusqu’aux plus explicites !... Allez ! Un
petit effort !...
Elle
était de toutes les modes du moment et c’est ce qui la rendait si moche. Elle
était comme une monstrueuse pub, bien plus racoleuse que tous les panneaux
d’affichage des alentours des quais…
Non,
décidément, je n’arrivais pas à me voir avec elle à un rendez-vous, autour
d’une table de restaurant, assis dans des fauteuils de ciné ou visitant un
musée de peintres impressionnistes. C’est sûr, un jour, elle me demanderait de
visiter l’Egypte, je serais son porteur d’eau, son porteur de bagages ;
j’aurais droit au chameau, à la gastro et devant les pyramides, je prendrais sa
photo. Elle me ferait connaître sa mère et ses sœurs ; tous les soirs,
j’aurais son compte-rendu de bureau avec toutes les injustices ordinaires s’y
affairant. J’aurais droit à son chef du personnel, son harcèlement moral et ses
mains baladeuses, ses augmentations ne venant jamais et ses lubies, et ses
menstruations, et ses cours de danse de salon, et son régime basse calorie, et sa
voiture encore en révision, etc. Pire, si cela se trouve, elle me demanderait
de lui faire un gosse, un bien pleureur, un qui pue, un qui réclame ses
biberons seulement en pleine nuit, etc. C’est pour cela qu’elle était moche…
Sur
le quai d’en face, elle attendait son métro. Elle était toujours en avance sur
la prochaine rame ou en retard sur la précédente. Les lumières des néons, en
file indienne jusque dans les tunnels, lui offraient des pouvoirs chimériques
accompagnant son ombre baladeuse. Dans les horloges, les aiguilles se
disputaient le temps qui passe et les haut-parleurs blasés racontaient les
correspondances imminentes…
Et
puis, comme tous les soirs, à l’heure fatidique, arrivait son loulou
banlieusard. Le matou, venu d’une gouttière, de nulle part ou d’une autre rame,
l’enlaçait comme s’il avait capturé une petite oiselle égarée. Il respirait
dans son cou, il matait son décolleté, il serrait sa taille. Je n’aimais pas sa
façon si crue de se laisser emporter par ces baisers de voyou. Sous l’audace
impertinente de ses assauts de soudard, elle résistait en l’emprisonnant par le
cou ; impudique, sa jupe se fendait, ses cheveux se décoiffaient, ses
dents brillaient, ses sourires éblouissaient…
Enfin,
leur 18h45 s’allongeait sur leur quai en crissant un freinage railleur ;
enchevêtrés, ils grimpaient ensemble dans le métro en ignorant le monde ;
elle avait tellement d’étoiles dans les yeux, tellement de frissons autour de
ses boucles d’oreilles et c’est ce qui la rendait encore plus moche…
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