mercredi 26 novembre 2014

Pascal - 18h45

Elle prenait comme moi le 18h45. C’était le seul emploi du temps qui nous rapprochait tous les soirs. Elle partait vers la capitale, j’en revenais. Pendant cet interlude curieux, de mon quai, je la reluquais et je la trouvais moche comme peut l’être un épouvantail quelconque. Pas moche, dans le sens « la Nature ne l’a pas gâtée » parce que, là, personne n’est vraiment responsable mais moche, vulgaire, par une suite de négligences fatales, au-delà d’une normalité de correction urbaine…

Pour qu’on ne vous remarque pas, il faut être transparent et pour être transparent, il faut être comme les autres, issu du même moule, uniforme ; faire semblant de lire un journal intéressant, s’apitoyer niaisement sur le toutou peureux étouffé dans les bras d’une mémère dominante, regarder les lumières finissantes dans les vérandas de la gare sans bien réaliser les kaléidoscopes éphémères, s’endormir sans sommeil, rêver sans lendemain et se tenir sur un pied comme une grue épuisée de sa journée d’étang, fumer sans inhaler, mâchouiller un chewing-gum à la chlorophylle évaporée, bidouiller son portable avec ses jeux imbéciles ou s’envoyer des textos pour faire croire aux autres, à ceux du même quai, qu’on ne nous oublie pas…
Vous avez remarqué ? La pantomime des gens sur un quai est une suite de signaux d’alarme sans secours. C’est amusant comme on peut traduire cette solitude ambiante. Quel paradoxe moderne, cette survivance au quotidien. Nous nous sommes éloignés de nous-mêmes pour paraître un personnage que nous ne sommes pas ; plus on est au milieu des gens et plus on se sent seuls…

Elle ne dérogeait pas à la règle. Elle était un peu tout cela, moche et insignifiante. Ses talons aiguilles, sa jupe si courte, son maquillage fané et ses yeux en veilleuse, n’arrivaient pas à l’élever au-dessus de cette morosité de quai froid. Elle était anonyme, fantôme, zombie, au milieu des autres ombres s’agglutinant sur le quai comme des mouches sur un cadavre…

Elle, c’était mon entracte. Entre les lignes de mon insipide journal du soir, j’aimais bien l’admirer avec ses turpitudes languissantes de voyageuse sur le retour. Les cliquetis de ses talons, ses moues sans avenir, son sac en skaï éblouissant, étaient comme des invites de : Regardez-moi ! Regardez-moi ! J’existe ! Que faut-il rajouter à ma panoplie de séduction pour que je vous plaise ?!... Des bijoux ?... J’en ai partout, sur les doigts, sur les mains, sur le nez, sur les joues !... Je porte les derniers nés des Galeries Lafayette !... Du parfum ?... Je baigne dedans ! Je teste tous les flacons d’Yves Rocher !... Et mon maquillage !... Il ne vous plaît pas, mon maquillage ?!... Je suis amie avec une esthéticienne de talent, elle me fait des prix !... Au secours, regardez-moi !... Ma jupe est trop longue ?... J’en ai commandé une autre chez Ralatouffe !... Et mes seins ?!... Mais regardez mes seins !... Du 95d, pleine fleur !... Des tatouages ?... J’en ai partout, des plus timorés jusqu’aux plus explicites !... Allez ! Un petit effort !...
Elle était de toutes les modes du moment et c’est ce qui la rendait si moche. Elle était comme une monstrueuse pub, bien plus racoleuse que tous les panneaux d’affichage des alentours des quais…  

Non, décidément, je n’arrivais pas à me voir avec elle à un rendez-vous, autour d’une table de restaurant, assis dans des fauteuils de ciné ou visitant un musée de peintres impressionnistes. C’est sûr, un jour, elle me demanderait de visiter l’Egypte, je serais son porteur d’eau, son porteur de bagages ; j’aurais droit au chameau, à la gastro et devant les pyramides, je prendrais sa photo. Elle me ferait connaître sa mère et ses sœurs ; tous les soirs, j’aurais son compte-rendu de bureau avec toutes les injustices ordinaires s’y affairant. J’aurais droit à son chef du personnel, son harcèlement moral et ses mains baladeuses, ses augmentations ne venant jamais et ses lubies, et ses menstruations, et ses cours de danse de salon, et son régime basse calorie, et sa voiture encore en révision, etc. Pire, si cela se trouve, elle me demanderait de lui faire un gosse, un bien pleureur, un qui pue, un qui réclame ses biberons seulement en pleine nuit, etc. C’est pour cela qu’elle était moche…

Sur le quai d’en face, elle attendait son métro. Elle était toujours en avance sur la prochaine rame ou en retard sur la précédente. Les lumières des néons, en file indienne jusque dans les tunnels, lui offraient des pouvoirs chimériques accompagnant son ombre baladeuse. Dans les horloges, les aiguilles se disputaient le temps qui passe et les haut-parleurs blasés racontaient les correspondances imminentes…  

Et puis, comme tous les soirs, à l’heure fatidique, arrivait son loulou banlieusard. Le matou, venu d’une gouttière, de nulle part ou d’une autre rame, l’enlaçait comme s’il avait capturé une petite oiselle égarée. Il respirait dans son cou, il matait son décolleté, il serrait sa taille. Je n’aimais pas sa façon si crue de se laisser emporter par ces baisers de voyou. Sous l’audace impertinente de ses assauts de soudard, elle résistait en l’emprisonnant par le cou ; impudique, sa jupe se fendait, ses cheveux se décoiffaient, ses dents brillaient, ses sourires éblouissaient…  
Enfin, leur 18h45 s’allongeait sur leur quai en crissant un freinage railleur ; enchevêtrés, ils grimpaient ensemble dans le métro en ignorant le monde ; elle avait tellement d’étoiles dans les yeux, tellement de frissons autour de ses boucles d’oreilles et c’est ce qui la rendait encore plus moche…

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