La
machine à rien-faire
C'est à l'Inquet*, grand
fouille-tout de la ville que je la vis, à même le pavé, pitoyable et
poussiéreuse. Oh, ce n'était rien qu'un vieil assemblage de laiton, de fonte et
d'acier, présenté sur le socle lourd des instruments anciens, imaginés aux
mains de savants très ignorants, doctes déducteurs de lois passées de mode, et
dont on rit aujourd'hui.
A son comportement empressé, on eût dit que le vieil homme
trouvait en moi le client longtemps attendu, le seul en accord parfait avec
l'objet qu'il n'aurait voulu vendre à nul autre : mon prix fut le sien, et les
recommandations interminables. Comme qui, déchiré, vous cède son enfant qu'il
ne peut plus nourrir - et je crus voir une larme à sa paupière lorsqu'il me
tendit la machine lourde, emballée dans plusieurs épaisseurs de papier journal
:
- Prenez-en grand soin jeune homme, le meilleur du génie
mécanique du dix-neuvième siècle - celui que nul n'a su voir ! -, réside en ce
bel objet ; je ne vous en dis pas plus ; vous me remercierez plus tard...
Je pris congé courtois, le volumineux paquet sous le bras.
Éreinté par la course et le poids, rendu dans mon modeste
meublé j'opérai un nettoyage-lustrage en règle de la mystérieuse acquisition où
parut, gravé sur sa base :
Maquina de
pas-res fa **
Je dus m'asseoir : "Machine à rien-faire" dans
l'occitan toulousain d'alors !
Surprise et déconvenue passées, la chose vint à me plaire :
elle était si belle sous le grain de sa peau noire et le poli de ses
commandes... "à rien-faire"... : inutile comme l'art véritable, œuvre
sans doute unique de quelque visionnaire, impressionniste des mécaniques,
Picasso méconnu des automates !
Fasciné-médusé sourire large, je passai le reste de ma journée
à rien-faire à la machine ; alors que d'ordinaire cela se fait aussi bien sans
aide - tous les oisifs vous le diront. Paisible et silencieux je demeurai là,
caressant, manipulant sans cesse ses leviers, ses gâchettes ses cadrans,
tournant ses molettes, repoussant ses boutons dorés, buvant goulûment la
musique de ses rouages, m'enivrant des senteurs de sa matière patinée, où ne
paraissait que la marque infime d'un usage respectueux.
Ainsi nourri jusqu'au soir de l'inutile, c'est dévorant les
pauvres restes d'un poulet froid que la lumière enfin m'apparut :
- Le vieil homme avait raison : l'esprit le plus fin, le
plus subtil, le plus méconnu du dix-neuvième siècle, à contre-courant de
l'avancée technologique, de l'industrie, de l'entreprise et du capital réunis
était bien là, sous l'aspect de cet objet d'un art absolu tombé dans l'oubli :
le concepteur de génie, trop longtemps prisonnier de l'utile, martyr de
l'efficace et du rentable - message probable à la postérité -, en poète de
l'hermétisme des formes avait imaginé cet appareillage, dans l'espoir qu'une
élite future en saurait extraire la portée sublime.
Mon ego me dicta : "- Pour toi seul qui es élite et
génie réunis !", mais je déclinai modeste.
De nos jours, autre époque autres machines, le rien-faire
se pratique en général devant des écrans colorés.
* Prononcer Inquet avec le "in" anglais et
le "t" marqué.
("Hameçon" en français, marché aux puces
toulousain qui parle de pêche aux affaires - comme d'arnaque et de
pick-pockets).
** Le "A" de "maquina" se prononce
"O" (intonation grave bouche ouverte) ;
"fa" se prononce fa.
Les "S" se prononcent.
J'a- a - dore mais comme tu t'en doutes cela ne doit pas être ça ! Quelle belle idée !
RépondreSupprimeravec le sourire
Merci Lilousoleil,
Supprimercomme je le dis à Vegas, mon métier (conception mécanique justement), manquait cruellement de fantaisie - et de poésie : ma vengeance est assouvie !
Sinon, j'ai pensé à des trucs du genre moulage, outillage de bijoutier, emplissage de poudre des douilles laiton de fusil, ou des amorces...
Qu'il est doux de ne rien faire, avec ou sans machine :)
RépondreSupprimerIncomparable est le rien-faire à la machine - en vérité il faut essayer avant que cela ne soit proposé par les médias et labellisé "VU A LA TÉLÉ" !
SupprimerAutre vérité : 40 ans de conception mécanique utile, rentable et donc privatrice d'emplois dans un bureau d'études, ça vous met des colères poétiques.
Moulage de métaux fondant à basse température : plomb (balles), or (bijouterie), étain, laiton. Introduit par l'entonnoir et éjecté avec le levier ?
RépondreSupprimerJ'adore cette machine à rien faire ... ou à faire rien !!!
RépondreSupprimerTout se fait à la machine de nos jours, fini l'amateurisme...
Supprimeret Souchon passe l'amour à la machine..;alors tout est permis.
Supprimeravec le sourire
Souchon fait plus fort quand même...
SupprimerQuelle belle analyse de notre société ::)
RépondreSupprimerMerci,
SupprimerLe rien-faire se pratique parfois, allure sévère et concentrée, devant un écran d'ordinateur.
une belle idée !!!! un grand sujet de dissert que"l'art est il utile " ? tu prouves qu'il peut être utile à qui ne veut pas l'être lui même - ou alors la sensualité que le narrateur ressent à toucher ce bel objet poli incite à la contemplation, la méditation, qui est le salut du stressé - une machine bien utile en somme - et que tu racontes bien, on y entre dans ce conte !
RépondreSupprimerMerci beaucoup Emma, c'est bien ce que j'ai tenté d'écrire, une forme d'ode à l'inutile - comme l'art, qui par définition, l'est. L'inutile nous est indispensable - tous ne le savent pas...
SupprimerContemplation et méditation font en effet partie de ma vie ; il y a une part d'autobio dans ces mots : j'ai passé 40 ans à concevoir de l'utile dans un bureau d'études mécanique (automobile, armement, aviation...), métier où s'ignore le rêve et la poésie !