La part d’ombre
C’est une femme désabusée qui s’est assise, ce matin-là, à cette table un peu en retrait du comptoir du Café Brune. La terrasse est ouverte et les tables sont équipées pour le repas de midi. Quelques minutes plus tard, un homme s’installe à côté d’elle. Le couple est assis en face de moi, mais perpendiculairement. Ils se mettent à côté l’un de l’autre pour que chacun profite de ce premier soleil qui inonde le trottoir.
- Vous avez fait votre choix, me demande la serveuse.
Elle a les hanches trop larges et la taille un peu haute. Elle ressemble à une espèce d’échassier aquatique. Cependant elle sourit derrière ses lunettes. Elle doit être étudiante et travaille au restaurant pour arrondir ses fins de mois.
- Une entrecôte bleue avec salade et une demi bouteille d’eau gazeuse.
- Très bien.
Le service arrive rapidement :
- Attention l’assiette est très chaude, monsieur.
Je commence à couper la viande. La cuisson est parfaite. J’enlève le tour un peu dur. Je pense que ce que je viens de mettre négligemment sur le côté, certains le mâcheraient pendant des heures pour se donner l’illusion de se nourrir. Dans les pays où je suis allé avant.
L’homme passe distraitement la main dans le dos de sa compagne. Un geste mécanique. Je vois leurs profils pendant qu’ils détaillent la carte. Elle a mis ses lunettes de soleil sur son front. Elle a l’air intellectuel ainsi. Elle boit un peu d’eau et fouille dans son sac. Elle retire un paquet de cigarettes et en allume une. La fumée l’environne un instant. Il appuie un peu plus sa main. Elle secoue les épaules, énervée. Elle émet un court rire forcé. Je crois que je ne l’aime pas. Elle est du genre rongeur. Son nez pointu est de fouine. Ses petits yeux de musaraigne. Il tente un baiser dans le cou. Elle s’écarte à peine. Suffisamment pour que ses lèvres ne la touchent pas. Lui est plutôt du genre chien. Gros chien un peu lourd. Un chien et une musaraigne.
Puis le déclic survient. Un flash dans ma tête.
Et les paroles de la cérémonie qui dansent devant moi, sur la nappe en papier :
Lorsque les dieux oiseaux
Descendaient sur la terre
En lentes arabesques
Au dessus des llanos
Il y a longtemps que je ne les avais plus lues. Depuis la dernière fois. Il y a des dizaines et des dizaines de lunes. Je suis content que les esprits me visitent à nouveau.
En face de moi la conversation est montée d’un ton. Les reproches. La voix plus aigüe. Les mains qui se crispent et qui tremblent. Lui ne dit rien. Il s’est tassé sur sa chaise et regarde droit devant. Elle s’agite, fait des gestes avec ses couverts. Puis elle se lève brutalement, renverse la carafe d’eau et file sans se retourner.
Un calme impressionnant suit. Les discussions autour reprennent peu à peu. Quelques sourires narquois. Des anecdotes semblables seront bientôt racontées aux tables voisines. On n’ose pas encore.
Je finis mon café, paie rapidement et part dans sa direction. Le chien est prostré, la tête dans les pattes. La musaraigne trotte loin devant. Mes yeux ont commencé à changer. Je vois avec de plus en plus d’acuité. De plus en plus loin. Elle est devant avec sa démarche rapide et ses yeux de fouine fixant le trottoir. Les mots qui dansent sur le bitume
Les indiens Ichacos
Fumaient herbes amères
Et s’élevaient presque
Plus haut qu’Altiplano
Il me faut vite un coin tranquille. Cette allée fera l’affaire. Je reste un moment dans l’abri. La transformation a commencé à s’opérer. Ma taille change. Je ne marche plus, je vole. Les ailes me portent. Je suis monté au dessus de la ville. Je suis l’aigle. La musaraigne est là, juste en dessous. La prière monte en moi. Je suis invincible.
Depuis loin, le Chamane
Savait sortir des corps
Les âmes des mortels
Pour voler avec eux.
Et ils suivaient leurs mânes
Et parlaient avec les morts
N’avaient pas besoin d’yeux
Elle aborde un grand parking. C’est maintenant. Je pique vers elle. Ma proie. La proie de l’aigle. Mes serres la frappent. Elle s’écroule. Morte. Son âme sombre est emmenée par les esprits des chacals.
… / …
- Alors Dethiers, premières constations ?
- Une femme morte alors qu’elle allait prendre sa voiture.
- Accident cardiaque, malaise … ?
- J’ose à peine vous le dire monsieur le commissaire, mais le légiste a juste remarqué des ecchymoses au cou … en forme de patte d’animal ; plutôt de serres, même.
Le commissaire Pacôme blêmit.
- Un témoin ?
- Non personne n’a rien vu. Ah, si. Un gamin dit avoir vu un aigle s’envoler ; ou un grand oiseau comme ça. Rien de sérieux quoi !
- Je crois qu’"Il" est revenu, Dethiers.
- Qui donc commissaire ?
- Celui qu’on a appelé "le Condor", ou "l’Esprit des Andes". Plusieurs meurtres à son actif. Toujours le même scénario. Pas de mobile apparent. Des marques de serres aux cous des victimes. Un éventuel témoin ayant vu un grand oiseau venu de nulle part. J’ai tout lu, tout étudié. On a passé au peigne fin toutes les scènes de crime. Il n’y a rien. Rien.
- Dernièrement j’ai écouté les profileurs les plus crédibles de nos services. L’un d’eux échafaudent une théorie fumeuse liée au chamanisme et aux totems. Il m’a parlé d’une tribu indienne du fin fond du Pérou : les Ichacos. Il paraît qu’ils savent "apprivoiser" la part d’ombre de certaines personnes prédestinées. A elles seules, alors, tout est permis.
Vous savez quoi, Dethiers ?
- Non, commissaire
- Je crois qu’il a raison …
C’est une femme désabusée qui s’est assise, ce matin-là, à cette table un peu en retrait du comptoir du Café Brune. La terrasse est ouverte et les tables sont équipées pour le repas de midi. Quelques minutes plus tard, un homme s’installe à côté d’elle. Le couple est assis en face de moi, mais perpendiculairement. Ils se mettent à côté l’un de l’autre pour que chacun profite de ce premier soleil qui inonde le trottoir.
- Vous avez fait votre choix, me demande la serveuse.
Elle a les hanches trop larges et la taille un peu haute. Elle ressemble à une espèce d’échassier aquatique. Cependant elle sourit derrière ses lunettes. Elle doit être étudiante et travaille au restaurant pour arrondir ses fins de mois.
- Une entrecôte bleue avec salade et une demi bouteille d’eau gazeuse.
- Très bien.
Le service arrive rapidement :
- Attention l’assiette est très chaude, monsieur.
Je commence à couper la viande. La cuisson est parfaite. J’enlève le tour un peu dur. Je pense que ce que je viens de mettre négligemment sur le côté, certains le mâcheraient pendant des heures pour se donner l’illusion de se nourrir. Dans les pays où je suis allé avant.
L’homme passe distraitement la main dans le dos de sa compagne. Un geste mécanique. Je vois leurs profils pendant qu’ils détaillent la carte. Elle a mis ses lunettes de soleil sur son front. Elle a l’air intellectuel ainsi. Elle boit un peu d’eau et fouille dans son sac. Elle retire un paquet de cigarettes et en allume une. La fumée l’environne un instant. Il appuie un peu plus sa main. Elle secoue les épaules, énervée. Elle émet un court rire forcé. Je crois que je ne l’aime pas. Elle est du genre rongeur. Son nez pointu est de fouine. Ses petits yeux de musaraigne. Il tente un baiser dans le cou. Elle s’écarte à peine. Suffisamment pour que ses lèvres ne la touchent pas. Lui est plutôt du genre chien. Gros chien un peu lourd. Un chien et une musaraigne.
Puis le déclic survient. Un flash dans ma tête.
Et les paroles de la cérémonie qui dansent devant moi, sur la nappe en papier :
Lorsque les dieux oiseaux
Descendaient sur la terre
En lentes arabesques
Au dessus des llanos
Il y a longtemps que je ne les avais plus lues. Depuis la dernière fois. Il y a des dizaines et des dizaines de lunes. Je suis content que les esprits me visitent à nouveau.
En face de moi la conversation est montée d’un ton. Les reproches. La voix plus aigüe. Les mains qui se crispent et qui tremblent. Lui ne dit rien. Il s’est tassé sur sa chaise et regarde droit devant. Elle s’agite, fait des gestes avec ses couverts. Puis elle se lève brutalement, renverse la carafe d’eau et file sans se retourner.
Un calme impressionnant suit. Les discussions autour reprennent peu à peu. Quelques sourires narquois. Des anecdotes semblables seront bientôt racontées aux tables voisines. On n’ose pas encore.
Je finis mon café, paie rapidement et part dans sa direction. Le chien est prostré, la tête dans les pattes. La musaraigne trotte loin devant. Mes yeux ont commencé à changer. Je vois avec de plus en plus d’acuité. De plus en plus loin. Elle est devant avec sa démarche rapide et ses yeux de fouine fixant le trottoir. Les mots qui dansent sur le bitume
Les indiens Ichacos
Fumaient herbes amères
Et s’élevaient presque
Plus haut qu’Altiplano
Il me faut vite un coin tranquille. Cette allée fera l’affaire. Je reste un moment dans l’abri. La transformation a commencé à s’opérer. Ma taille change. Je ne marche plus, je vole. Les ailes me portent. Je suis monté au dessus de la ville. Je suis l’aigle. La musaraigne est là, juste en dessous. La prière monte en moi. Je suis invincible.
Depuis loin, le Chamane
Savait sortir des corps
Les âmes des mortels
Pour voler avec eux.
Et ils suivaient leurs mânes
Et parlaient avec les morts
N’avaient pas besoin d’yeux
Elle aborde un grand parking. C’est maintenant. Je pique vers elle. Ma proie. La proie de l’aigle. Mes serres la frappent. Elle s’écroule. Morte. Son âme sombre est emmenée par les esprits des chacals.
… / …
- Alors Dethiers, premières constations ?
- Une femme morte alors qu’elle allait prendre sa voiture.
- Accident cardiaque, malaise … ?
- J’ose à peine vous le dire monsieur le commissaire, mais le légiste a juste remarqué des ecchymoses au cou … en forme de patte d’animal ; plutôt de serres, même.
Le commissaire Pacôme blêmit.
- Un témoin ?
- Non personne n’a rien vu. Ah, si. Un gamin dit avoir vu un aigle s’envoler ; ou un grand oiseau comme ça. Rien de sérieux quoi !
- Je crois qu’"Il" est revenu, Dethiers.
- Qui donc commissaire ?
- Celui qu’on a appelé "le Condor", ou "l’Esprit des Andes". Plusieurs meurtres à son actif. Toujours le même scénario. Pas de mobile apparent. Des marques de serres aux cous des victimes. Un éventuel témoin ayant vu un grand oiseau venu de nulle part. J’ai tout lu, tout étudié. On a passé au peigne fin toutes les scènes de crime. Il n’y a rien. Rien.
- Dernièrement j’ai écouté les profileurs les plus crédibles de nos services. L’un d’eux échafaudent une théorie fumeuse liée au chamanisme et aux totems. Il m’a parlé d’une tribu indienne du fin fond du Pérou : les Ichacos. Il paraît qu’ils savent "apprivoiser" la part d’ombre de certaines personnes prédestinées. A elles seules, alors, tout est permis.
Vous savez quoi, Dethiers ?
- Non, commissaire
- Je crois qu’il a raison …
Brrrr ! quelle histoire prenante !
RépondreSupprimerQuel talent, l'Arpenteur ! Tu m'as cueillie.
¸¸.•*¨*• ☆
C'est tout ce que j'aime dans ton écriture, lorsque tu pars dans ton imaginaire débridé :)
RépondreSupprimerpar contre, cette histoire date d'avant l'interdiction de fumer dans les lieux publics...
Je lis ton histoire attablé dans un café. La serveuse a les fins de mois larges et travaille pour arrondir ses hanches.
RépondreSupprimerSuperbe univers. C'est envoûtant
Vous savez quoi, commissaire?
RépondreSupprimerNon
Des hanches trop larges et la taille un peu haute, ça ressemble à l'effet bouteille d'eau gazeuse
Un prédateur qui repère ses proies au Brune. Chaque fois que j'irai y boire un café, je surveillerai les alentours de ma table !
RépondreSupprimerQuelle aventure !... Très sympa.
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