La Déclaration d’Amour 240715
C’était
dans Chicago, le quartier chaud. La nuit propice nous emportait de rue en rue,
à l’envi de tout ce qui pouvait aiguiser notre curiosité de matelot. Comme des
sentinelles sur un chemin de ronde, on passait et repassait devant les bars aux
devantures aguichantes. A travers les rubans des rideaux multicolores, on
voyait des ombres s’embrasser ou se séparer, des ombres avachies sur des tables
ou accrochées à la barre du zinc, des ombres sans chair, des ombres sans avenir
que le petit matin mal rasé. Jusque dans la rue, c’était le tintamarre du juke-box
essoufflé, racontant encore des refrains d’accordéons en vogue, des rires en
cascade, des éclats de voix, ces clameurs à boire, des tintements de verres et
de bouteilles, des piétinements de talons mêlés à des glissements de semelles
apprivoisées… On était plein de matafs à flotter dans cet environnement de
bordée. Pour beaucoup d’entre nous, Toulon, c’était une escale fantastique où
tous les excès de la basse ville s’offraient à nos débordements de fin
d’adolescent.
Ce
soir-là, on avait décidé d’aller « à la pute ». Pendant les perms, finis les
boums, les petits baisers mouillés (avec la langue) et les lettres
énamourées ! Finis les tripotages sous les pulls, les mains baladeuses
jusqu’aux pantys, les déboutonnages difficiles de chemisier, les dégrafages téméraires
de soutiens-gorge et les promptes calottes de remise en place ! Finis les
cartes de France sous les draps, les compétitions de branlette, le rouge au
front quand les anciens me chinaient sur le chapitre. C’était maintenant ou
jamais ; j’entrais dans le vif du sujet…
Tant
qu’à garder ce souvenir d’anthologie, la mienne, je la voulais belle ! Je
la voulais avec un joli visage, un de ces minois parfaits qu’on n’oublie
jamais parce qu’il deviendrait forcément un des points culminants de mon
existence ! Il serait la référence sensuelle pour toutes les femmes que j’allais rencontrer
dans ce monde de stupre à venir… Ce soir, je savais que beaucoup de mes rêves
allaient s’éteindre mais il allait en naître tout autant, avec leurs couleurs
de feu d’artifice…
Cela
faisait un moment que je l’avais repérée ; elle n’était pas comme les
autres. D’impasses en ruelles, je repassais encore et encore devant sa porte.
Elle discutait avec une copine de trottoir. Tantôt elles se racontaient des
secrets, tantôt elles s’esclaffaient ensemble, à l’unisson de la même galéjade,
et j’avais toujours peur qu’elles se moquent de moi et de mes manières si
gauches de les approcher. Mes tentatives d’abordage s’enhardissaient, surtout
que mes potes mécanos commençaient à s’impatienter. Celle-là ne racolait
pas ; enfin, c’est ce que je me disais pour croire que j’avais quelques
effets de charme sur sa personne…
Il
traînait toujours des « Union », des « Lui » et autres
« Penthouse » dans le poste. On lisait et relisait les fameux articles
de femmes pour tenter de comprendre tous leurs fonctionnements de femelle.
Certains avaient arraché des pages ; sur leurs bannettes, ils allaient
peut-être apprendre par cœur les schémas des positions les plus scabreuses.
D’autres avaient placardé le poster de la double page dans leur caisson et
chaque fois qu’ils l’ouvraient, ils avaient l’impression de se retrouver devant
l’intimité de la dame. Avec ces bouquins, leurs simagrées, leurs envies, leurs
refus, leurs sourires, leurs non qui disent oui, leurs gémissements d’oreiller,
leurs atermoiements, leurs cuisses étalées, des femmes : je savais
tout ! Il ne me restait plus qu’à concrétiser ce savoir théorique de spécialiste
avec la réalité du trottoir…
Mais
oui, j’étais propre ! J’y avais passé tout mon savon et celui du caisson
d’à côté ! Eau de Cologne, dentifrice Gibbs à bandes rouges, shampoing le
plus cher de la coop, Brut de Fabergé prêté par un chouf : j’étais un sou
neuf !...
Et
si ma verge (c’est Union qui le dit) était trop petite ?... Et si je ne
touchais même pas les bords ?... Il faut y aller jusqu’au fond ?... Et
qu’est-ce qu’on touche ?... Est-ce que ses braillements d’extase allaient rameuter
tout le quartier ?...
« Ha
non, gamin, je ne fais pas dans le vermicelle de contrebande ! T’as quel
âge ?... Tu reviendras quand tu seras pubère !... Sans rire,
t’arrives à l’attraper pour pisser ?... Ha, ha !... J’ai pas mes
lunettes, mon mignon, j’peux pas la voir !... »
Et
si en ouvrant ses volets, elle allait le rigoler à toutes ses copines du
quartier ?... ‘Tain, dans les livres, ils n’en parlaient pas de tout
ça !... J’avais pas dû lire les bonnes pages ou ce sont celles qui avaient
été arrachées !... Et si elle était trop grosse ?... Et si en me
découvrant, elle allait fuir en courant ?... Et si elle allait appeler à son
secours toutes les prostituées de son immeuble ?...
« Ha,
ben non, jeune homme, je ne fais pas dans ce calibre !... Même après un régiment
de tirailleurs sénégalais, je ne vois pas où je pourrais te garer !... Va
voir la grosse Lulu !... Celle qui arpente son trottoir entre la Darse et
la Porte Principale !... Vas-y avec un pot de vaseline, on sait
jamais !... »
Je
paniquais… Mille questions de puceau me perturbaient l’esprit au-delà de toute
mon imagination…
Pourtant,
pour trouver du courage, j’avais un peu bu avant de me retrouver dans ces rues
de sensuelle perdition. J’avais bu les verres du condamné, ceux qui réchauffent
les tripes avant le grand saut. Je savais bien que plus rien n’allait être
jamais pareil après cette aventure de doux sacrifice. Déniaisé par une sirène
de caniveau, au printemps de mes dix-sept ans, c’était le challenge de la
soirée. On ne peut pas retourner boire un ou deux verres ? …
Je
transpirais sous ma bâche. Mes potes de sortie avaient trouvé leur plaisir avec
celles qui les avaient le mieux harangués sur le trottoir de notre promenade
intéressée ; je trouvais qu’ils n’avaient pas beaucoup d’ambition…
Enfin,
je me décidais ; au garde-à-vous devant ses escaliers, je lui fis ma
déclaration d’Amour… tarifée… Elle était d’accord avec mon billet doux… Sa voix
était ensorceleuse, le maquillage de ses lèvres, cerise, ses yeux, aigue-marine
et ses cheveux, de paille de juillet… Je me dis qu’entre elle et les livres, il
y avait tout un Univers et je regrettais déjà de continuer cette inconsciente exploration,
mais le vin était tiré, il fallait s’en soûler…
Je
suis monté derrière elle ; dans l’escalier abrupt, pendant la lumière de
la minuterie, j’aurais dû regarder l’amplitude de son déhanché, ce mouvement
ondulatoire de croupe, ses huit de compétition qu’elle entreprenait à la
perfection, comme l’hypothétique cadence exaltée de mes futurs coups de rein.
Ben non ; je regardais mes godasses me précédant sur les marches et elles
étaient bien cirées. Dans une main, elle jouait avec la clé de sa chambrette,
dans l’autre, elle tenait son sac comme si elle se baladait avec un
coffre-fort. Son parfum me captivait jusqu’à l’enivrement ; elle avait dû
se baigner dedans tant ses effluves me tourmentaient. La minuterie aurait bien
pu s’éteindre, je l’aurais suivie à la trace…
Sur
les paliers successifs, on entendait des bruits de radios, des complaintes de
ressorts malmenés, des rires d’adulte, des pleurs d’enfant, ou le contraire, des
chansons d’antan, des gémissements de couple et bien d’autres tumultes bruyants
et feutrés que je n’arrivais pas à reconnaître ou que je refusais de
comprendre. Plus haut, des portes claquaient, d’autres grinçaient, d’autres
encore, entrouvertes, surveillaient les allers et venues…
Enfin,
sous les toits, nous sommes arrivés devant sa porte. J’étais toujours derrière
elle, un peu comme à la cantine des Arpètes, attendant qu’on remplisse mon plateau
du repas du dimanche…
Quand
elle s’est déposée de ses talons aiguilles, elle était moins grande que moi et
cela m’a rassuré. Elle était naturellement blonde, avec des petits grains de
beauté qui se promenaient sur son visage et sur son corps, comme un jeu de
piste, une chasse au trésor… Je crois qu’elle était séduisante, bien au-delà de
toutes mes divagations. Nue, elle était plus belle que tous les posters des
livres pornos que j’avais lus et relus, mais je n’osais pas regarder sa nudité
à cause de mon éducation de pudique…
Il
faut se déshabiller ?... Moi aussi ?... Mais alors, c’est comme chez
le docteur !...
Complètement ?... Même le slip ?... Je peux garder mes
chaussettes ?... Celles toutes neuves de la coop d’hier soir ?... Je
les ai achetées juste pour cette occasion ! Enfin, pour cette…
Révélation !...
Parce
qu’ici, pendant cette écriture d’aveux de jeunesse intrépide, je l’admirais
avec des yeux incandescents et je crois que c’est la plus belle femme que j’aie
jamais vue. Je remercie le Ciel de l’avoir placée sur mon chemin. Elle
m’attendait, sans doute, à la croisée de mon destin… Elle était extraordinaire,
par-dessous tous les regards que je n’osais pas porter sur elle. Il y avait
tant à découvrir, à toucher, à apprendre, à explorer, à écouter, à caresser, à
réapprendre, à sentir, à goûter, sur ce corps de femme… Elle était la mèche
allumée de tous mes sens en délire…
Là,
dans l’intimité de son oreille attentive, je lui ai chuchoté que c’était la
première fois. Elle s’en doutait bien. Je la vouvoyais, je ne savais pas quoi
faire de mon billet et de la façon de me dévêtir. A la lueur de sa petite lampe
de chevet et avec ses douces explications de maîtresse attentionnée, je me suis
allongé sur elle ; j’avais la pièce mâle, elle avait la pièce femelle, la
Nature experte a fait le reste à l’unisson de l’ajustement de nos corps enlacés…
‘Tain,
c’est pas une histoire que je raconterai à ma mère !... Elle serait bien
capable de ne plus m’appeler : mon fils !... Ben non, p’pa, j’ai pas
mis de capote ! Mais non, elle ne tombera pas enceinte !... Quoi, les
maladies ?... Ça craint rien !... On s’est lavés ensemble devant le
petit lavabo !... On avait le même savon, celui de Marseille !...
Mais oui, son gant de toilette était propre !... P’pa !... Tu peux
comprendre !... Elle avait des sourires de diablesse qui font oublier
toutes ces précautions d’avant messe !... J’étais tellement ébloui par les
secrets de son anatomie !... Quand elle fermait les yeux, ses cheveux
sentaient les fleurs des champs !... Quand elle les ouvrait, dans sa
chambre, c’était le Printemps !... Elle avait des seins comme des soleils et il
était toujours midi à l’heure de mon envie !... Si parfaite, elle était
belle comme une perle de pluie, plus belle qu’une truite sauvage dans son habit
de torrent !... Plus belle qu’un arc-en-ciel quand il tire toutes ses
couvertures en couleur sur nos campagnes !... Bien plus belle qu’un
coucher de soleil pyromane et toute sa furieuse panoplie de nuages rougissants !...
Pour
être honnête, ce ne fut pas Waterloo, non, mais ce ne fut pas non plus la plus
extraordinaire de toutes mes galipettes amoureuses et je ne fus point médaillé
pour ce fait de baïonnette… Avec toute son expérience de trottoir, elle ne
s’est pas moquée une seule fois ; je devais être dans la normalité… On
s’est rhabillés comme après une représentation de contorsionnistes au spectacle
privé d’une partie de jambes en l’air. J’étais fier et penaud, j’étais prince
et esclave, j’étais millionnaire et mendiant, j’étais courageux et lâche :
j’étais affranchi des choses de l’Amour et des gestes qui le font…
Quand
nous fûmes prêts de repartir et avant qu’elle n’ouvrît la porte de son alcôve,
je déposai un baiser sur sa joue. Il m’est venu comme ça, comme quand, tout
gamin, je passais à côté de ma mère et que je lui volais un baiser en la
serrant très fort dans mes bras. L’instant d’un Bonheur furtif, j’étais heureux
d’être présent au Banquet de la Vie.
Il
n’était même pas prévu dans son forfait !... C’était exactement le même
baiser, celui qui veut dire merci quand le mot ne sort pas à cause de trop
d’émotion !... Et vous savez
quoi ?... Compréhensive, généreuse et forcément un peu maman, elle m’a
rendu ma monnaie d’affection !... Gentiment, elle m’a caressé la joue et
mon duvet se transformait en début de barbe !… Je savais bien qu’elle était une
magicienne !...
J’ai
reconnu le bouton de la minuterie, je suis descendu et je me suis retrouvé dans
la rue ; j’étais un homme… C’était plein d’étoiles dans le ciel et dans
mes yeux. Elles étincelaient d’une allégresse infinie ; je les entendais
même pétiller tant elles étaient près… Mes chaussures brillaient encore mais je
n’en avais plus rien à foutre ; je reconsidérais toutes les importances du
futur, dans un ordre totalement différent et, bien sûr, les femmes avaient dorénavant
la seule primeur de toutes mes Passions les plus exacerbées…
La Vie, c’est comme une chanson de
bastringue ; on la croit rengaine mais chacune de ses intonations est
différente, chaque couplet est décisif, chaque note a son harmonie, chaque
soupir a son charme, le temps de notre traversée sur cette Terre. Au diapason
de son corps, cette fille de Joie m’avait donné le tempo et je me décidais
d’être le maestro le plus passionné de toutes mes futures partitions amoureuses…
J’ai
retrouvé mes potes mécanos et notre complicité d’émancipés des choses de
Chicago. On a échangé nos quelques prouesses de Dunlopillo comme si nous étions
tous des géants… des Roméo… Longtemps, son parfum capiteux est resté accroché à
ma vareuse. J’aimais bien cette promiscuité d’ombre olfactive, j’avais
l’impression de la serrer encore dans mes bras et je l’ai soupirée toute la
nuit jusqu’à ce qu’elle s’évapore doucement avec les premières lueurs de
l’aurore. Je ne regrette pas cette éducation sexuelle de terrain. Ici, pas de
manière, pas d’hypocrisie, pas de mensonge, pas de faux-semblant ; c’était
l’étalage de l’Amour au fabuleux Magasin de la Réalité.
J’ai
gardé sa frimousse enjouée, ses quelques grains de beauté, la blancheur de son
ventre, dans le Tiroir secret des plus Belles Reliques et si, amoureusement, je
la couche aujourd’hui sur ce papier souvenir, c’est pour mieux la caresser avec
ces quelques soupirs…
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