lundi 3 août 2015

Pascal - Les Impromptus en vacances

La Déclaration d’Amour  240715


C’était dans Chicago, le quartier chaud. La nuit propice nous emportait de rue en rue, à l’envi de tout ce qui pouvait aiguiser notre curiosité de matelot. Comme des sentinelles sur un chemin de ronde, on passait et repassait devant les bars aux devantures aguichantes. A travers les rubans des rideaux multicolores, on voyait des ombres s’embrasser ou se séparer, des ombres avachies sur des tables ou accrochées à la barre du zinc, des ombres sans chair, des ombres sans avenir que le petit matin mal rasé. Jusque dans la rue, c’était le tintamarre du juke-box essoufflé, racontant encore des refrains d’accordéons en vogue, des rires en cascade, des éclats de voix, ces clameurs à boire, des tintements de verres et de bouteilles, des piétinements de talons mêlés à des glissements de semelles apprivoisées… On était plein de matafs à flotter dans cet environnement de bordée. Pour beaucoup d’entre nous, Toulon, c’était une escale fantastique où tous les excès de la basse ville s’offraient à nos débordements de fin d’adolescent.



Ce soir-là, on avait décidé d’aller « à la pute ». Pendant les perms, finis les boums, les petits baisers mouillés (avec la langue) et les lettres énamourées ! Finis les tripotages sous les pulls, les mains baladeuses jusqu’aux pantys, les déboutonnages difficiles de chemisier, les dégrafages téméraires de soutiens-gorge et les promptes calottes de remise en place ! Finis les cartes de France sous les draps, les compétitions de branlette, le rouge au front quand les anciens me chinaient sur le chapitre. C’était maintenant ou jamais ; j’entrais dans le vif du sujet…



Tant qu’à garder ce souvenir d’anthologie, la mienne, je la voulais belle ! Je la voulais avec un joli visage, un de ces minois parfaits qu’on n’oublie jamais parce qu’il deviendrait forcément un des points culminants de mon existence ! Il serait la référence sensuelle  pour toutes les femmes que j’allais rencontrer dans ce monde de stupre à venir… Ce soir, je savais que beaucoup de mes rêves allaient s’éteindre mais il allait en naître tout autant, avec leurs couleurs de feu d’artifice…

Cela faisait un moment que je l’avais repérée ; elle n’était pas comme les autres. D’impasses en ruelles, je repassais encore et encore devant sa porte. Elle discutait avec une copine de trottoir. Tantôt elles se racontaient des secrets, tantôt elles s’esclaffaient ensemble, à l’unisson de la même galéjade, et j’avais toujours peur qu’elles se moquent de moi et de mes manières si gauches de les approcher. Mes tentatives d’abordage s’enhardissaient, surtout que mes potes mécanos commençaient à s’impatienter. Celle-là ne racolait pas ; enfin, c’est ce que je me disais pour croire que j’avais quelques effets de charme sur sa personne…



Il traînait toujours des « Union », des « Lui » et autres « Penthouse » dans le poste. On lisait et relisait les fameux articles de femmes pour tenter de comprendre tous leurs fonctionnements de femelle. Certains avaient arraché des pages ; sur leurs bannettes, ils allaient peut-être apprendre par cœur les schémas des positions les plus scabreuses. D’autres avaient placardé le poster de la double page dans leur caisson et chaque fois qu’ils l’ouvraient, ils avaient l’impression de se retrouver devant l’intimité de la dame. Avec ces bouquins, leurs simagrées, leurs envies, leurs refus, leurs sourires, leurs non qui disent oui, leurs gémissements d’oreiller, leurs atermoiements, leurs cuisses étalées, des femmes : je savais tout ! Il ne me restait plus qu’à concrétiser ce savoir théorique de spécialiste avec la réalité du trottoir…



Mais oui, j’étais propre ! J’y avais passé tout mon savon et celui du caisson d’à côté ! Eau de Cologne, dentifrice Gibbs à bandes rouges, shampoing le plus cher de la coop, Brut de Fabergé prêté par un chouf : j’étais un sou neuf !...



Et si ma verge (c’est Union qui le dit) était trop petite ?... Et si je ne touchais même pas les bords ?... Il faut y aller jusqu’au fond ?... Et qu’est-ce qu’on touche ?... Est-ce que ses braillements d’extase allaient rameuter tout le quartier ?...



« Ha non, gamin, je ne fais pas dans le vermicelle de contrebande ! T’as quel âge ?... Tu reviendras quand tu seras pubère !... Sans rire, t’arrives à l’attraper pour pisser ?... Ha, ha !... J’ai pas mes lunettes, mon mignon, j’peux pas la voir !... »



Et si en ouvrant ses volets, elle allait le rigoler à toutes ses copines du quartier ?... ‘Tain, dans les livres, ils n’en parlaient pas de tout ça !... J’avais pas dû lire les bonnes pages ou ce sont celles qui avaient été arrachées !... Et si elle était trop grosse ?... Et si en me découvrant, elle allait fuir en courant ?... Et si elle allait appeler à son secours toutes les prostituées de son immeuble ?...



« Ha, ben non, jeune homme, je ne fais pas dans ce calibre !... Même après un régiment de tirailleurs sénégalais, je ne vois pas où je pourrais te garer !... Va voir la grosse Lulu !... Celle qui arpente son trottoir entre la Darse et la Porte Principale !... Vas-y avec un pot de vaseline, on sait jamais !... »



Je paniquais… Mille questions de puceau me perturbaient l’esprit au-delà de toute mon imagination…  



Pourtant, pour trouver du courage, j’avais un peu bu avant de me retrouver dans ces rues de sensuelle perdition. J’avais bu les verres du condamné, ceux qui réchauffent les tripes avant le grand saut. Je savais bien que plus rien n’allait être jamais pareil après cette aventure de doux sacrifice. Déniaisé par une sirène de caniveau, au printemps de mes dix-sept ans, c’était le challenge de la soirée. On ne peut pas retourner boire un ou deux verres ? …

Je transpirais sous ma bâche. Mes potes de sortie avaient trouvé leur plaisir avec celles qui les avaient le mieux harangués sur le trottoir de notre promenade intéressée ; je trouvais qu’ils n’avaient pas beaucoup d’ambition…  



Enfin, je me décidais ; au garde-à-vous devant ses escaliers, je lui fis ma déclaration d’Amour… tarifée… Elle était d’accord avec mon billet doux… Sa voix était ensorceleuse, le maquillage de ses lèvres, cerise, ses yeux, aigue-marine et ses cheveux, de paille de juillet… Je me dis qu’entre elle et les livres, il y avait tout un Univers et je regrettais déjà de continuer cette inconsciente exploration, mais le vin était tiré, il fallait s’en soûler…

Je suis monté derrière elle ; dans l’escalier abrupt, pendant la lumière de la minuterie, j’aurais dû regarder l’amplitude de son déhanché, ce mouvement ondulatoire de croupe, ses huit de compétition qu’elle entreprenait à la perfection, comme l’hypothétique cadence exaltée de mes futurs coups de rein. Ben non ; je regardais mes godasses me précédant sur les marches et elles étaient bien cirées. Dans une main, elle jouait avec la clé de sa chambrette, dans l’autre, elle tenait son sac comme si elle se baladait avec un coffre-fort. Son parfum me captivait jusqu’à l’enivrement ; elle avait dû se baigner dedans tant ses effluves me tourmentaient. La minuterie aurait bien pu s’éteindre, je l’aurais suivie à la trace…



Sur les paliers successifs, on entendait des bruits de radios, des complaintes de ressorts malmenés, des rires d’adulte, des pleurs d’enfant, ou le contraire, des chansons d’antan, des gémissements de couple et bien d’autres tumultes bruyants et feutrés que je n’arrivais pas à reconnaître ou que je refusais de comprendre. Plus haut, des portes claquaient, d’autres grinçaient, d’autres encore, entrouvertes, surveillaient les allers et venues…



Enfin, sous les toits, nous sommes arrivés devant sa porte. J’étais toujours derrière elle, un peu comme à la cantine des Arpètes, attendant qu’on remplisse mon plateau du repas du dimanche…

Quand elle s’est déposée de ses talons aiguilles, elle était moins grande que moi et cela m’a rassuré. Elle était naturellement blonde, avec des petits grains de beauté qui se promenaient sur son visage et sur son corps, comme un jeu de piste, une chasse au trésor… Je crois qu’elle était séduisante, bien au-delà de toutes mes divagations. Nue, elle était plus belle que tous les posters des livres pornos que j’avais lus et relus, mais je n’osais pas regarder sa nudité à cause de mon éducation de pudique…



Il faut se déshabiller ?... Moi aussi ?... Mais alors, c’est comme chez le docteur !...  Complètement ?... Même le slip ?... Je peux garder mes chaussettes ?... Celles toutes neuves de la coop d’hier soir ?... Je les ai achetées juste pour cette occasion ! Enfin, pour cette… Révélation !...



Parce qu’ici, pendant cette écriture d’aveux de jeunesse intrépide, je l’admirais avec des yeux incandescents et je crois que c’est la plus belle femme que j’aie jamais vue. Je remercie le Ciel de l’avoir placée sur mon chemin. Elle m’attendait, sans doute, à la croisée de mon destin… Elle était extraordinaire, par-dessous tous les regards que je n’osais pas porter sur elle. Il y avait tant à découvrir, à toucher, à apprendre, à explorer, à écouter, à caresser, à réapprendre, à sentir, à goûter, sur ce corps de femme… Elle était la mèche allumée de tous mes sens en délire…

Là, dans l’intimité de son oreille attentive, je lui ai chuchoté que c’était la première fois. Elle s’en doutait bien. Je la vouvoyais, je ne savais pas quoi faire de mon billet et de la façon de me dévêtir. A la lueur de sa petite lampe de chevet et avec ses douces explications de maîtresse attentionnée, je me suis allongé sur elle ; j’avais la pièce mâle, elle avait la pièce femelle, la Nature experte a fait le reste à l’unisson de l’ajustement de nos corps enlacés…  



‘Tain, c’est pas une histoire que je raconterai à ma mère !... Elle serait bien capable de ne plus m’appeler : mon fils !... Ben non, p’pa, j’ai pas mis de capote ! Mais non, elle ne tombera pas enceinte !... Quoi, les maladies ?... Ça craint rien !... On s’est lavés ensemble devant le petit lavabo !... On avait le même savon, celui de Marseille !... Mais oui, son gant de toilette était propre !... P’pa !... Tu peux comprendre !... Elle avait des sourires de diablesse qui font oublier toutes ces précautions d’avant messe !... J’étais tellement ébloui par les secrets de son anatomie !... Quand elle fermait les yeux, ses cheveux sentaient les fleurs des champs !... Quand elle les ouvrait, dans sa chambre, c’était le Printemps !... Elle avait des seins comme des soleils et il était toujours midi à l’heure de mon envie !... Si parfaite, elle était belle comme une perle de pluie, plus belle qu’une truite sauvage dans son habit de torrent !... Plus belle qu’un arc-en-ciel quand il tire toutes ses couvertures en couleur sur nos campagnes !... Bien plus belle qu’un coucher de soleil pyromane et toute sa furieuse panoplie de nuages rougissants !...







Pour être honnête, ce ne fut pas Waterloo, non, mais ce ne fut pas non plus la plus extraordinaire de toutes mes galipettes amoureuses et je ne fus point médaillé pour ce fait de baïonnette… Avec toute son expérience de trottoir, elle ne s’est pas moquée une seule fois ; je devais être dans la normalité… On s’est rhabillés comme après une représentation de contorsionnistes au spectacle privé d’une partie de jambes en l’air. J’étais fier et penaud, j’étais prince et esclave, j’étais millionnaire et mendiant, j’étais courageux et lâche : j’étais affranchi des choses de l’Amour et des gestes qui le font…  



Quand nous fûmes prêts de repartir et avant qu’elle n’ouvrît la porte de son alcôve, je déposai un baiser sur sa joue. Il m’est venu comme ça, comme quand, tout gamin, je passais à côté de ma mère et que je lui volais un baiser en la serrant très fort dans mes bras. L’instant d’un Bonheur furtif, j’étais heureux d’être présent au Banquet de la Vie.

Il n’était même pas prévu dans son forfait !... C’était exactement le même baiser, celui qui veut dire merci quand le mot ne sort pas à cause de trop d’émotion !...  Et vous savez quoi ?... Compréhensive, généreuse et forcément un peu maman, elle m’a rendu ma monnaie d’affection !... Gentiment, elle m’a caressé la joue et mon duvet se transformait en début de barbe !… Je savais bien qu’elle était une magicienne !...



J’ai reconnu le bouton de la minuterie, je suis descendu et je me suis retrouvé dans la rue ; j’étais un homme… C’était plein d’étoiles dans le ciel et dans mes yeux. Elles étincelaient d’une allégresse infinie ; je les entendais même pétiller tant elles étaient près… Mes chaussures brillaient encore mais je n’en avais plus rien à foutre ; je reconsidérais toutes les importances du futur, dans un ordre totalement différent et, bien sûr, les femmes avaient dorénavant la seule primeur de toutes mes Passions les plus exacerbées…



 La Vie, c’est comme une chanson de bastringue ; on la croit rengaine mais chacune de ses intonations est différente, chaque couplet est décisif, chaque note a son harmonie, chaque soupir a son charme, le temps de notre traversée sur cette Terre. Au diapason de son corps, cette fille de Joie m’avait donné le tempo et je me décidais d’être le maestro le plus passionné de toutes mes futures partitions amoureuses…  



J’ai retrouvé mes potes mécanos et notre complicité d’émancipés des choses de Chicago. On a échangé nos quelques prouesses de Dunlopillo comme si nous étions tous des géants… des Roméo… Longtemps, son parfum capiteux est resté accroché à ma vareuse. J’aimais bien cette promiscuité d’ombre olfactive, j’avais l’impression de la serrer encore dans mes bras et je l’ai soupirée toute la nuit jusqu’à ce qu’elle s’évapore doucement avec les premières lueurs de l’aurore. Je ne regrette pas cette éducation sexuelle de terrain. Ici, pas de manière, pas d’hypocrisie, pas de mensonge, pas de faux-semblant ; c’était l’étalage de l’Amour au fabuleux Magasin de la Réalité.



J’ai gardé sa frimousse enjouée, ses quelques grains de beauté, la blancheur de son ventre, dans le Tiroir secret des plus Belles Reliques et si, amoureusement, je la couche aujourd’hui sur ce papier souvenir, c’est pour mieux la caresser avec ces quelques soupirs…

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