L’Amérique
Après le repas du midi, j’allais
courir sur la plage déserte. Ma mère m’enfonçait mon bob en éponge bleue sur la
tête et je devais le garder coûte que coûte, contre jeux et oublis, contre
vents et marées… Elle m’enduisait copieusement de crème solaire ; elle
disait que je ressemblais à une statue dorée, à un petit homme de bronze. Je
brillais comme une baguette de pain croustillante quand je m’enfuyais hors de
portée de ses recommandations et de son désir de me croquer. C’était les
grandes vacances, l’azur des beaux jours et les myriades de sensations
mirobolantes, celles couleurs des yeux d’enfants pour tout ranger dans l’album
des souvenirs les plus fabuleux.
Je retrouvais toute l’immensité de la
plage ; j’avais l’Infini pour m’amuser et toute mon imagination pour
l’occuper. Le sable était si brûlant que je marchais sur la pointe des
pieds ! Je me maquillais les bras, la figure, les jambes, avec des restes
de charbon d’un feu de camp et j’étais un indien sur le chemin du littoral.
J’investissais tous les châteaux de sable, désertés par la nuit ou l’interlude
du midi, et je les piétinais pour rendre la liberté à la plage. Je suivais les
empreintes inconnues comme un pisteur sur le sentier de la guerre et j’avais
coincé une grande plume de mouette sur mon bob. J’avais cueilli tout un stock
de coquillages, tous plus rares les uns que les autres ; je les gardais
dans le creux de la main comme des trésors ou des éventuelles transactions de
jeux.
Maman m’avait raconté, qu’au bout du
panorama, là, au bout de son doigt, c’était l’Amérique. Moi, je passais des
heures à tenter d’apercevoir un morceau de terre, un gratte-ciel, un drapeau
étoilé, mais la brume lointaine m’empêchait toujours de continuer ma veille
curieuse. Pourtant, je distinguais des fantômes de bateaux lointains
frissonnant dans l’aura diaphane de la ligne d’horizon. Ils semblaient avancer sur
leurs mirages comme mus par le souffle chaud du soleil. Tantôt, ils brillaient
tels des éclats de lumière suspendus sur la mer, tantôt, ils glissaient dans
l’ombre projetée d’un long nuage cotonneux. Quand je les oubliais un moment,
trop occupé par le vol d’un goéland ou par les arabesques d’un lointain
cerf-volant, je les recherchais au bout de leur route de croisière avec mes
mains calées sur le front comme des visières. J’étais content de les retrouver
et j’étais un passager clandestin partant pour le grand voyage. Pendant un
moment, j’avais des rêves de découvertes, des ambitions de fortune, j’étais un
petit indien cherchant l’Amérique…
Forcément ébloui par les guirlandes de
scintillements incessants, distrait par l’écume des vagues joufflues, préoccupé
par les senteurs capiteuses, à regrets, je quittais mon poste d’observation et
je marchais dans le clapot, allant de découvertes inouïes en chasses au trésor.
En levant la tête, à perte de vue,
c’était la lande et ses effluves extraordinaires. Même la plus petite brindille
avait son parfum précieux. Tout imbriqués, les uns avec les autres, c’était un
concert d’odeurs aux effets enivrants. En inspirant profondément, je fermais
les yeux, je planais et je gardais dans mes poumons tous ces trésors
imprenables. Je les distillais dans l’alambic de ma mémoire olfactive toute
neuve.
Au loin, l’océan semblait attendre la
marée montante. Ses rouleaux s’entraînaient avec des blancheurs d’écume, comme
des mouchoirs d’au revoir exaltés, des grondements d’armée en répétition de reconquête,
des reflets éblouissants d’oriflammes déployés.
Sur la dune, le vent allumait des
chimères inquiétantes qui couraient entre les chardons et les terriers de
lapins, avec leurs inlassables valses de poussière. Souvent, je pensais
qu’elles voulaient m’attraper et je m’enfuyais hors de leurs visions
poursuivantes. Au hasard d’une découverte sensationnelle, c’était une caisse, un
coffre au trésor, c’était une carcasse d’avion, c’était un cheval blessé, à
moitié enseveli, déguisé en souche blanchie par le sel. Bien sûr, je voulais le
délivrer, je voulais le chevaucher et je creusais tout autour en me pressant
comme si ma vie en dépendait. A genoux, je l’apprivoisais, je lui parlais, je
le caressais, je galopais, pendant tous mes travaux d’excavation…
Ça et là, des énormes méduses échouées
gisaient en tas gluants ; dans le ressac, elles semblaient respirer
doucement comme pour reprendre un second souffle de haute mer. Je les arrosais.
Alors, sur leurs dos si lisses, c’était des miroitements d’arc-en-ciel, des
déclinaisons de couleurs d’abysses, des irisations transparentes, des
chatoiements de feux d’artifice. Avec un bâton, je les tapotais pour tester
leur vigueur mais ce n’était que leurs bras gélatineux qui ondulaient
faiblement dans l’onde descendante pour me laisser croire à un semblant de vie.
A la marée montante, de vagues vertes,
en vagues bleues, l’océan se fracassait sur la plage en se déroulant comme la
pellicule d’un film toujours nouveau. Je ne pouvais pas détacher mes regards de
cette cavalcade d’écume brumeuse. Des langues de mer affamées embrassaient la
plage en léchant les galets mais elles les poussaient sans façon quand elles
repartaient dans le ressac. Des paquets d’algues mortes, aux odeurs
pestilentielles, me reculaient promptement mais j’essayais toujours d’attraper
des puces de mer cachées dans ces chevelures bigarrées. Quand je rentrais,
j’avais la tête remplie du tempo des vagues sur la partition de la plage ;
dans mon bob, j’avais entassé mes trésors de coquillages, des os de seiche et
des fleurs de chardon. J’étais ivre de grand air, de sensations grandioses, de
rêves rassasiés. Repu de sa journée, le soleil se baignait en rougissant,
quelque part… du côté de l’Amérique…
c'était ton Amérique à toi :)
RépondreSupprimerTrès joli texte, émouvant et évocateur... Merci.
RépondreSupprimerSouvenirs émouvants d'un petit indien en quête d'Amérique
RépondreSupprimerouf quel texte ! que du bonheur à lire !
RépondreSupprimeravec le sourire
Un très beau souvenir d'enfance... le « tempo des vagues sur la partition de la plage » - j'aurais été heureuse d'écrire ça ! Magnifique !
RépondreSupprimerL'horizon et ses mystères, le bout du bout... on peut tout imaginer ... même l'Amérique!
RépondreSupprimerMerci pour ce joli texte...
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