Bar
de nuit
Je glissai dans le
parking sur les feuilles mortes couleur limace. Les capots luisaient.
A l'horizon, sur le plateau argenté de la lune, les immeubles en
brique chatoyaient faiblement comme des chopes de bière et les
vitres des gratte-ciels paraissaient dans la brume s'entrechoquer
comme des glaçons dans des verres à cocktail. À
ce vacarme lointain se mêlait la rumeur des mille rayures de la
ville, traînées d'éclairage public, de phares, d'enseignes au
néon, de câbles et de rails. Le ciel était boueux, saturé de
lumières laiteuses.
Je souffre de palinopsie.
Aussi, quand je poussai la porte du bar, une voie lactée, qu'avaient
fait naître dans ma tête les étincelles gelées du tramway
grinçant sur les pavés, éclaboussa l'immense miroir derrière le
zinc, où se reflétèrent jusqu'à plus soif et jusqu'à l'aurore
les bouteilles d'alcool placées sur des étagères de verre. La
serveuse me sourit, je ne venais boire là tous les soirs que pour
son sourire, ensuite je regardai ses yeux, ses cheveux que jaspaient
de paillettes les spots multicolores pendus au plafond noirci, puis
ses mains secouant un shaker, puis son sourire ses yeux ses cheveux
ses mains actionnant la pompe à bière. Je regardai aussi ses
hanches et ses fesses quand, tout au long de la nuit, mes yeux la
suivirent qui traversait la salle par des ruelles entre les tables,
portant sur un plateau de lune argentée des chopes et des cocktails,
s'arrêtant à des placettes italiennes où des hommes causaient
bruyamment, traversant en courant presque des jardins nocturnes
plantés de magnolias et de tulipiers rêveurs bercés par le murmure
des fontaines, ombre chinoise aux jambes fines sur les murs de
vieilles rues envahies d'arroche, d'ombilic et de morelle noire.
Je souffre de palinopsie
et redoute les comètes, les étoiles filantes et les filles dont les
cheveux s'enroulent trop à mes pensées. Je quittai le bar en
titubant à l'heure de la fermeture, alors que l'aube pâle éveillait
les autobus dans leurs dépôts au sol de ciment blafard. « Je
vous ramène, je vais dans le centre ? ». Mais mes paroles
virevoltèrent dans le vent, et longtemps je l'imaginai grimpant des
rues en escalier dans la vieille ville, puis des volées de marches
couvertes d'un tapis usé de velours vert, une chambre sous les toits
d'ardoise, une lucarne par laquelle, sur la pointe de ses pieds nus,
talons rougis, elle aperçoit les lumières de la nuit qui d'un coup
s'éteignent au jour naissant.
C'est beau une fille la
nuit.
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