mardi 2 décembre 2014

Littér'auteurs - c'est beau une ville la nuit

SONGE HALLUCINÉ


« Guy, Guy, réveille-toi ! Guy ! Ce n’est qu’un cauchemar ! ». C’est Alexandre qui me battait les joues avec une ardeur inouïe (elles s’en souviennent encore) et comme j’ouvrais difficilement les yeux, je me rendais compte que j’étais suffocant et intégralement trempé.
« Guy ! Réveille-toi ! Tu es complètement ruisselant de sueur ! »

Ce n’était pas dans ma transpiration que je macérais, pendant qu’Alex, opiniâtre, persistait dans ses taloches. Il ne se rendait pas compte que je sortais de l’eau. D’une eau froide... froide... froide... presque gelée... presque tarie... presque morte , dans laquelle je m’étais glissé après être passé devant Les Halles désertes, vides, immobiles, abandonnés, mortes elles aussi, comme l’eau de la Seine, dont je n’avais pas entendu le courant bouillonner sous les arches du pont.

« Guy ! Mais bon sang ! Tu vas émerger ? »

Lorsque j’avais descendu les marches, senti le sable sous mes pieds, la vase… l’eau… Mais quelle heure était-il lorsque c’était arrivé ? Aucune horloge ne sonnait dans les clochers ou dans les monuments. Et ma montre était devenue silencieuse, elle aussi. Plus rien, plus rien, plus un frisson dans la ville, pas une lueur, pas un frôlement de son dans l'air. Rien ! Plus rien ! Mais quelle heure était-il ? Mais que se passait-il ? Je me souviens de mon épouvante… Affamé, j’avais sonné à toutes les portes, que sais-je, vingt pour le moins. Mais en vain ! La sonnerie ne sut jamais réveiller le concierge alors que, de toutes mes forces, je heurtais de mes pieds, de ma canne et de mes mains les portes obstinément closes. Quelle peur !

« Hé ! Guy ! Sors de là ! ».

Pénible cet Alex ! Pas la force de lui expliquer que ça m’est impossible de sortir de là, justement ! J’ai eu tellement peur ! Paris entier dormait, d’un sommeil profond, effrayant. Les rues étaient noires, noires, noires comme la mort. Et je les ai arpentées ! Rue de Grammont, faubourg Montmartre, Place du Château d’Eau. À La Bastille je m’aperçus que je n'avais jamais vu une nuit si sombre, car je ne distinguais pas même la colonne de Juillet, dont le Génie d'or était perdu dans l'impénétrable obscurité. Rue Royale… Personne, cafés éteints. Paris mort, désert. J’avais poussé jusqu’à L’Arc de Triomphe ; de gros nuages noirs s’étendaient lentement sur le ciel. Un ciel d’encre sur lequel, bizarrement, les nuages se découpaient en noir.
« Guy ! Je vais appeler les pompiers !».

Les pompiers ! Alors que les sergents de ville n’ont pas répondu à mes appels au secours ! Et pourtant j’ai crié ! Je criai. Personne ne répondit. J’appelai plus fort. Ma voix s'envola, sans écho, faible, étouffée, écrasée par la nuit, par cette nuit impénétrable. Je hurlai : « Au secours ! Au secours ! Au secours ! ». Mon appel désespéré resta sans réponse.
Elle avait pourtant bien commencé, cette nuit ! Il faisait très beau, très doux, très chaud. Ce doit être hier, puisque le jour ne s’est plus levé, puisque le soleil n’a pas reparu. Mais depuis quand la nuit dure-t-elle ? Depuis quand ? … Qui le dira ? Qui le saura jamais ?

J’entendais la voix angoissée d’Alexandre, voulais le rassurer, mais ne le pouvais pas. Il répétait mon prénom, sans cesse. Impuissant à me rendre à la raison. Pourtant j'aime la nuit avec passion. Je l'aime comme on aime son pays ou sa maîtresse, d'un amour instinctif, profond, invincible. Je l'aime avec tous mes sens, avec mes yeux qui la voient, avec mon odorat qui la respire, avec mes oreilles qui en écoutent le silence, avec toute ma chair que les ténèbres caressent.

Mais cette nuit-là… comment dire, comment expliquer, comment faire comprendre ? Cette nuit-là était devenue si opaque, si ténébreuse, si impénétrable, si éternelle… Je sentais bien que je n'aurais plus jamais la force de remonter... et que j'allais mourir là... de faim de fatigue et de froid. De remonter les berges de la Seine et de sa fraîcheur glaciale.

Maintenant Alex me secouait et je me sentais pantin de son entre ses mains.

Quoi ? Ouvrir les yeux et revenir au jour ? Au jour qui me fatigue, brutal et bruyant ? Alors j’imagine que le soleil baisse et qu’une joie confuse, une joie de tout mon corps m'envahit. Je m'éveille, je m'anime. À mesure que l'ombre grandit, je me sens tout autre, plus jeune, plus fort, plus alerte, plus heureux.

Et je peux enfin regarder Alexandre, lui sourire. Le rassurer. Lui dire que je revenais d’un terrible cauchemar où, dans Paris il n’y avait plus rien, plus rien, plus un frisson dans la ville, pas une lueur, pas un frôlement de son dans l'air. Rien ! Plus rien ! Plus même le roulement lointain du fiacre, plus rien ! Une ville qui progressivement s’était désertifiée, avait perdu ses couleurs et ses bruits.

Un cauchemar vécu grâce à l’aimable et subreptice complicité de Guy… de Maupassant et Alexandre… Dumas (fils). Je remercie le premier pour sa nouvelle, « La Nuit », parue en 1887 et le second pour son amitié envers Guy.


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