dimanche 14 décembre 2014

Daniel Hô - J'ai dix ans

Les fourmis sont terribles. Une, deux, trois, puis dix, puis la multitude. La mouche morte offerte en sacrifice ne dure pas bien longtemps. Avec la conscience des bonnes ouvrières, elles la découpent en tronçons et marchant les unes derrière les autres, elles la transportent vers leur nid, un énorme tas fait d’épines de sapins desséchées. La procession aux allures de caravane marchande se trouve soudainement empêchée par un sillon profond creusé de la pointe du bâton de Matcho. Depuis près d’une heure, il les observe et le spectacle du grouillement de ces insectes exerce sur lui toujours la même fascination. Matcho a dix ans. C’est un petit gaillard au teint mat. Ses deux yeux bleus surmontés d’une épaisse tignasse noire expriment l’énergie et la malice. Il est la vie personnifiée.
La matinée est bien entamée. Le soleil se rapproche de son zénith. L’ombre des arbres qui tout à l’heure s’étirait nonchalamment au sol se ravise à présent. Accroupi, Matcho bascule sa tête en arrière en fronçant les sourcils pour observer le long châle blanc d’un nuage qui se désagrège lentement dans l’immensité cyan du ciel. Il se relève, jette son bâton au loin, écarte grand ses bras et ouvre la bouche pour avaler goulûment les brassées du vent doux qui lui caresse le visage.
A midi il ne regagnera pas son camping pour manger. Manger à heure fixe, ça, c’est une habitude de sédentaire, de gadjo. Lui, s’il a faim, il trouvera bien un arbre fruitier pour se rassasier. La chaleur est maintenant bien installée. Encore une journée de canicule. Il ne s’en plaint pas. L’envie de se rafraîchir le gagne et il prend la décision d’aller à l’étang pour s’y baigner. Le choix d’un bon plan d’eau ne manque pas. Il existe dans la région une foison d’anciennes gravières abandonnées, remplies de l’eau de la nappe phréatique toute proche. Il pêchera un peu c’est sûr mais, sans canne, sans filet, à la main comme il sait si bien le faire. D’ailleurs c’est ce qui lui a valu son nom en romanès, Matcho qui veut dire poisson.
Pour lui, pas d’école aujourd’hui. Pourquoi y irait-il ? Pour y être méprisé, cantonné et oublié au fond de la classe ? Non, vraiment ça ne sert à rien. Peu importe que l’on soit lundi, mardi ou un autre jour de la semaine, il ne compte pas les jours. Il vit son école, l’école de la nature, de la vie, de la vie vraie. Alors plus tard, à ses enfants, il leur parlera de sa propre jeunesse, de son souvenir de l’école, de son école à lui : l’école de la liberté. Sa narration commencera, très certainement, par un : « J’ai dix ans, et je viens de vivre une sacrée journée. »

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