Les fourmis sont terribles. Une, deux, trois, puis dix, puis la
multitude. La mouche morte offerte en sacrifice ne dure pas bien
longtemps. Avec la conscience des bonnes ouvrières, elles la découpent
en tronçons et marchant les unes derrière les autres, elles la
transportent vers leur nid, un énorme tas fait d’épines de sapins
desséchées. La procession aux allures de caravane marchande se trouve
soudainement empêchée par un sillon profond creusé de la pointe du bâton
de Matcho. Depuis près d’une heure, il les observe et le spectacle du
grouillement de ces insectes exerce sur lui toujours la même
fascination. Matcho a dix ans. C’est un petit gaillard au teint mat. Ses
deux yeux bleus surmontés d’une épaisse tignasse noire expriment
l’énergie et la malice. Il est la vie personnifiée.
La matinée est bien entamée. Le soleil se rapproche de son zénith.
L’ombre des arbres qui tout à l’heure s’étirait nonchalamment au sol se
ravise à présent. Accroupi, Matcho bascule sa tête en arrière en
fronçant les sourcils pour observer le long châle blanc d’un nuage qui
se désagrège lentement dans l’immensité cyan du ciel. Il se relève,
jette son bâton au loin, écarte grand ses bras et ouvre la bouche pour
avaler goulûment les brassées du vent doux qui lui caresse le visage.
A midi il ne regagnera pas son camping pour manger. Manger à heure fixe,
ça, c’est une habitude de sédentaire, de gadjo. Lui, s’il a faim, il
trouvera bien un arbre fruitier pour se rassasier. La chaleur est
maintenant bien installée. Encore une journée de canicule. Il ne s’en
plaint pas. L’envie de se rafraîchir le gagne et il prend la décision
d’aller à l’étang pour s’y baigner. Le choix d’un bon plan d’eau ne
manque pas. Il existe dans la région une foison d’anciennes gravières
abandonnées, remplies de l’eau de la nappe phréatique toute proche. Il
pêchera un peu c’est sûr mais, sans canne, sans filet, à la main comme
il sait si bien le faire. D’ailleurs c’est ce qui lui a valu son nom en
romanès, Matcho qui veut dire poisson.
Pour lui, pas d’école aujourd’hui. Pourquoi y irait-il ? Pour y être
méprisé, cantonné et oublié au fond de la classe ? Non, vraiment ça ne
sert à rien. Peu importe que l’on soit lundi, mardi ou un autre jour de
la semaine, il ne compte pas les jours. Il vit son école, l’école de la
nature, de la vie, de la vie vraie. Alors plus tard, à ses enfants, il
leur parlera de sa propre jeunesse, de son souvenir de l’école, de son
école à lui : l’école de la liberté. Sa narration commencera, très
certainement, par un : « J’ai dix ans, et je viens de vivre une sacrée
journée. »
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